Qui est le Peuple de la Démocratie ?
La révolution française avait rompu décisivement avec l’ancienne idée d’autorité, en constituant le Peuple comme seule autorité politique légitime, seul principe de légitimité politique. Mais qui est ce Peuple ? Où le chercher ? Du côté de la société civile, ou du côté de l’Etat ?
La question ne fut jamais réellement tranchée, ou plutôt, nous dit Pierre-henri Tavoillot dans son cours de philosophie, tout au long de notre histoire moderne, trois conceptions ont disputé cet enjeu, plaçant tour à tour l’Etat ou la société civile en position de force, avant que le libéralisme philosophique, qu’il ne faut pas confondre avec le néolibéralisme qui sévit aujourd’hui dans le monde, ne vienne proposer une position médiane sur la question, nécessairement décevante, mais qui s’est montrée relativement efficace pour assurer à nos sociétés un fonctionnement plus démocratique que par le passé.
Tous se mirent cependant d’accord sur un point : l’idée n'allait pas de soi, il fallait en construire la règle.
Les révolutionnaires de 1789 pensèrent le Peuple comme un obstacle. Pour Saint-Just par exemple, ce peuple n’était pas à la hauteur des ambitions de la nouvelle démocratie qui voyait le jour. Il ne pouvait l’être parce que gavé des préjugés de l’ancienne société. Il fallait donc le changer, le dissoudre, en s’appuyant certes sur son énergie, mais le renouveler tout de même et par la force, tant les temps révolutionnaires paraissaient comptés. Dans son entourage, on songea ainsi à rafler tous les enfants de France pour les soustraire à leurs milieux et les rééduquer dans les internats de la République. A terme, une génération de révolutionnaires fidèles aux idéaux de la Révolution en serait sortie. Ce pourquoi l’Instruction Publique devint un enjeu politique de toute première importance.
Le peuple réel conçu comme un empêchement, seules ses élites, aux commandes de l’état, pouvaient éclairer cette masse indistincte.
Des tenants de cette conception étatique, sans évoquer ceux du communisme d’Etat, naîtra aussi bien un Durkheim pensant que l’Etat n’était rien moins que le cerveau de la société et que seul, sous l’impulsion de ses élites et autres experts, il pouvait conduire le destin de la nation…
Le vocabulaire révolutionnaire trouva sa justification dans l’usage du mot plèbe, substitué à celui de Peuple : la plèbe était nécessairement ignorante, forcément violente, et habituellement versatile. Des échos de cette versatilité nous parviennent encore aujourd’hui et ont été la cause des petits arrangements pris avec le calendrier électoral, pour que désormais la majorité présidentielle trouve sa majorité législative et parvienne enfin à chasser le spectre de la cohabitation à la française, dans laquelle le personnel politique n’a pas voulu voir l’intelligence d’une réponse politique appropriée, apportée par le peuple français à une situation politique contestable.
L’ambiguïté des volontés politiques n’aura cessé, de fait, d’exhiber ses limites quant à la volonté générale. Car si le peuple inscrit bien l’idée de volonté nationale, encore ne s’est-il agi bien souvent que d’un peuple sérieusement encadré… La Démocratie a pris ainsi corps sur cette ambiguïté d’un peuple tout à la fois héroïque et diabolique.
Le peuple de la Démocratie, aux yeux de la Droite comme de la Gauche républicaine, aura été essentiellement conçu comme une foule à instruire, autant au sens pédagogique que juridique du terme. S’il est moins question aujourd’hui de la changer cette foule, cette plèbe, ces masses plus ou moins informes, ou de la régénérer, il n’en reste pas moins que le thème du courage nécessaire des réformes que le pouvoir central doit savoir engager, souvent contre la nation elle-même, forcément ignorante, aura actualisé cette conception d’un peuple porteur des préjugés et des attentes du vieux monde. Seul François Hollande, dans sa campagne, aura situé l’enjeu du changement politique ailleurs : ce n’était pas le peuple qu’il fallait changer, mais sa tête. Un bon signal…
Proudhon, lui, s’opposa fermement à cette conception de l’Etat seul réceptacle de la volonté générale. Pour lui et les anarchistes, seule la société civile était dépositaire de l’autorité politique. Le Peuple souverain devait le demeurer, il fallait dissoudre l’Etat. Personne ne devait gouverner, pas même le peuple en son nom propre. La Démocratie était à ses yeux un pouvoir carcéral, il fallait donc déconstruire tout pouvoir. La solution n’est pas aisée, et le modèle athénien d’aucun secours dans notre configuration…
Il y eut donc longtemps les tenants du pouvoir de l’Etat faisant face à ceux du pouvoir de la société civile. Le libéralisme philosophique tenta d’accorder ces deux voies en affirmant qu’il fallait maintenir les deux instances du Peuple et de l’Etat à égale distance du pouvoir politique. Plus facile à poser théoriquement qu’à animer démocratiquement…
Le socle libéral proposa donc de maintenir la sphère privée de la société civile et celle de l’autorité Publique à travers l’Etat conçu comme garant de la cohésion nationale. Doctrine de la primauté de l’individu, il fallait en conséquence limité les pouvoirs de l’Etat. Limitation en charge du Droit, instruisant du coup fortement le thème de la Justice dans nos sociétés modernes.
Nous sommes les héritiers de cette conception libérale de la philosophie du droit naturel. Des héritiers en pointillé : le dernier quinquennat aura montré à quel point il était mauvais élève et en avait trahi les soubassements philosophiques. L’UMP est grandement en cause dans cette trahison, qui a provoqué la montée en puissance des attentes d’une société civile exaspérée. Nous sommes les héritiers d’une demande d’Etat plus juste et mieux fondé. Pour autant, sans doute n’avons-nous pas trouvé encore les équilibres institutionnels qui rendront justice de nos demandes. Equilibres qui restent à penser, et construire.
Les métamorphoses de l’autorité, Pierre-henri Tavoillot, FREMEAUX & ASSOCIES, mai 2012, 4 CD-roms, 1 livret de 8 pages, ean : 3561302537221.