Qu’est-ce que la psychanalyse peut apporter à la question du travail ?
Souffrance au travail, harcèlement, suicide. On se rappelle l’émoi d’une société, la nôtre, découvrant soudain que le travail mutilait, blessait, tuait. Pas forcément les plus faibles, tant la précarité avait gagné de terrain et la peur occupait désormais l'essentiel de notre vie sociale.
Dans le même temps, on réalisait combien les philosophes, le sociologues, les élites intellectuelles avaient abandonné ce terrain de la réflexion sur le travail aux seuls patrons d’entreprise. A peine était-il devenu un objet des théories du management. Au cynisme envahissant de la culture néolibérale faisait ainsi écho le silence de nos intellectuels sur ces nouvelles formes de la domination qui se faisaient jour, en particulier dans le monde du travail. L’heure était à la concurrence généralisée, à la performance, à l’évaluation individualisée des performances dont on voyait bien qu’elle déstructuraient les solidarités et les convivialités. Mais l’efficacité était la norme. La rentabilité, sa mesure. La mise en concurrence encourageait les comportements de défiance, de déloyauté, de peur. Tout un vécu qui contribua à la régression sans précédent des mouvements sociaux et favorisa le développement des pathologies du travail. Des pathologies dont l’idéologie néolibérale s’est jusqu’ici refusée à mesurer le coût, bien réel, pour la société, préférant externaliser ce coût et le faire supporter par la nation, alors que seules les entreprises en étaient responsables.
Le management par la peur, qui au final a conduit à l’accroissement des charges de travail de chacun, tant la surveillance des autres s’est imposée dans ce dispositif pervers de dégagement systématique de responsabilité, a certes un temps produit un beau mirage : on allait s’enrichir, la richesses allait ruisseler du CAC 40 à nos poches. Jusqu’à ce que cette promesse fasse long feu et que la pathologie de la solitude et de la désolation ne dévoilent le vrai visage de la société néolibérale à laquelle beaucoup avaient fini par adhérer.
C’était oublier que les liens au travail étaient des liens de civilité, des liens qui ressortissent au régime de l’être et non seulement à celui du faire.
C’était oublier que le travail, en ce qu’il concerne directement la construction de l’identité, renvoyait à l’économie de l’accomplissement de soi.
C’était oublier que sans rétribution symbolique, sans reconnaissance, la santé mentale des êtres humains s’en trouvait menacée.
Le travail se déploie certes dans le monde objectif, mais il se déploie aussi dans le monde subjectif, celui précisément de la reconnaissance et de la construction de l’identité.
Le rapport au travail interroge ainsi tout le processus de maturation des êtres humains et accessoirement, il interroge la question du renoncement, du refoulement, de la jouissance, de la morale et de son impact sur les instances du moi.
C’est tout cela que Christophe Dejours explore, depuis sa pratique de psychanalyste, de psychiatre, convoquant les grandes controverses sociologiques qui dans la postérité malheureuse d’un Marx mal compris, nous ont fait entrevoir dans le travail sa seule dimension d’aliénation, nous faisant oublier qu’il était aussi le médiateur de l’émancipation humaine.
Dejours tente donc ici de reconstruire un concept critique du travail, à travers le déploiement de la dimension de la coopération tout particulièrement, pour tenter de refonder une théorie du travail social qui ne ferait pas l’impasse sur ses dimensions psychologiques.
La coopération : ce qu’il faut non seulement mettre en œuvre pour garantir l’accession des êtres à leur revendication de construction de soi, mais encore ce qu’il faut mettre en œuvre sur le terrain pour que puisse se constituer une équipe, un collectif, uni pour travailler ensemble.
Une clinique de la coopération donc, qui emprunte aussi aux théories du management, pour soutenir cette fois l’idée du pouvoir émancipateur du travail.
Qu’est-ce que le processus civilisateur doit aux activités humaines telles que le travail ? L’approche est anthropologique, assurément, dans ce qu’elle décrit de la mobilisation des intelligences singularisées, inventives, façonnant une pratique qui contraint chacun à comprendre la façon dont l’autre travaille, qui presse chacun d’inventer la rhétorique qui lui permettra d’être intelligible aux autres, l’oblige à explorer ces notions dévoyées par le management néolibéral de la peur, de confiance, de loyauté, de controverse, de délibération, de compétence, d’arbitrage, voire de repenser les espaces de délibération informels habités par des pratiques de convivialités que le néolibéralisme a chassé de l’entreprise et des administrations, n’y décelant là qu’un risque pour sa bonne fortune.
Travail vivant Tome 2 travail et émancipation, Christophe Dejours, Payot, janvier 2013, coll. Petite bibliothèque Payot, 256 pages, 9,15 euros, ISBN-13: 978-2228908405.