QU’EST-CE QUE LA LITTERATURE ?
Sartre s’interroge en 1947. Mais c’est une interrogation de philosophe.
Où trouver l’appui qui l’enracinera dans cette dimension du sens dont parlait March Bloch ?
Qu’est-ce que la littérature, dans cette dimension du sens commun qui la fonde ?
Quand y a-t-il littérature ?
Faisons vite : la question ne se pose presque plus déjà quand Sartre la pose. Gracq est en passe de lui donner une conclusion deux ans plus tard, dans son pamphlet : La Littérature à l'estomac. Une manière de remettre les pendules à l’heure (d’été), non sans intelligence ni talent, ni raison du reste. Mais avec Gracq, il ne s’agit déjà plus que de partager le gâteau. Les prix littéraires en deviendront la forme la plus achevée : une farce pour les générations futures. Gracq affûte donc une arme redoutable : l’autonomie du littéraire. La transposition, en somme, de la réquisition de Heidegger dans le champ littéraire.
Quelle fin poursuit la littérature ? Aucune. Ce qu’elle est réellement ? Demandez à Mallarmé, désabusé : ce n’était donc que cela, la création littéraire : un pur jeu formel… Mais à l’époque de Gracq, cela fait figure de manifeste. Contre Sartre. On trouve l’idée élégante, en plus d’être rassurante. Exit l’Histoire. La littérature dégagée. Il n’y a plus rien à voir, peut-être plus grand chose à lire, il n’y a pas de conscience littéraire, et s’il en existe une, elle ne reflète rien. Si : son potage de lettrines et de poncifs accumulés à la hâte, voire de dissertation scolaire poussive mais aux allures grammaticales coruscantes sur la carte et le territoire. Le tout articulé par une propédeutique de la lecture à combler d’aise les maisons d’édition : enfin un auteur qui va nous faire vendre du bouquin. Car pour Gracq, seule la grâce du lecteur peut fonder le plaisir du texte, comme le dira plus tard Barthes, et seul ce plaisir actualise le pacte littéraire –en attendant que le pacte ne se scelle ailleurs bientôt, hors des usages du texte, sur cette autre scène où se joue l’image de l’auteur. Du coup, la littérature connaît son premier glissement : libérée des gros clous de l’Histoire, elle devient un marché. Enfin… On parle encore, dans les officines, d’une "demande" à laquelle répondre. Réponse faite pour apaiser les consciences dans un pays où la littérature reste un mythe fondateur de l'idée nationale.
D’un côté donc, chacun sa niche : on taille le marché en parts. On promeut même l’élargissement de la cible : pourquoi ne s’en tenir qu’aux seuls lecteurs ? Puisque le livre est un produit, le non-lecteur fournira demain la clientèle de masse de ce marché. Superbe malice. Au terme de laquelle, évidemment, ne survivront que les vedettes de la littérature show-biz. Les chanteurs de charme, comme l’écrivait Pierre Senges. Ce fut le grand miracle de l’après-Sartre. Aux enfants de Gracq, pour faire vite, il ne restait qu’à devenir les actionnaires d’une société de consommation bâtie sur ce vide, et dont la logique ne servirait en fait qu’à redistribuer les dividendes du marché (du livre).
Voilà. On y est. A en toucher le fond bientôt. Rien d’étonnant à ce que le formalisme ait fini par régner en maître dans les Lettres françaises : il n’ouvrait en somme qu’à des querelles de tirages. Et encore, l’époque du formalisme était une époque bénie, du point de vue de la qualité littéraire des textes promus sous leur manière. Restait à mettre en place les hiérarchies : la Blanche, et les autres littératures. Une littérature des élites (?) et des littératures populaires, avant d’en joindre, ultime pied de nez, les deux bouts dans la foirade des Prix. –joël jégouzo--.