PUBLIER, ECRIRE, LIRE : DECOLONISER L’ESPRIT !
Ecrivain kenyan anglophone, Ngugi Wa Thiong’o aurait pu s’installer tranquillement dans la gloire littéraire que lui promettaient les pays anglo-saxons. Mais en 1986, il fit le choix d’abandonner l’anglais pour ne plus écrire que dans la langue de son peuple et tenter d’y jeter les premières pierres d’une littérature en Kikuyu. Décoloniser l’esprit signe cet adieu à l’anglais.
Un adieu militant, pugnace, étayé par une argumentation solide soutenue par la riche bibliothèque des littératures africaines, enfin explorées dans leurs langues propres, tout comme les philosophies du continent, qui surent très tôt placer la question de la langue au cœur des violences faites à l’Afrique.
Dénonçant la partition ancestrale issue de la conférence de Berlin (1885) taillant l’Afrique en trois provinces subjuguées, Afrique anglophone, Afrique francophone et Afrique lusophone, Ngugi Wa Thiong’o critique tout d’abord avec talent l’habitude prise par les universitaires du monde occidental de ne jamais lire de littérature africaine que celle écrite dans leur langue, pour délimiter abusivement la problématique de cette littérature à l’intérieur du périmètre usé des langues européennes.
Un livre de combat donc, contre la logique de toute-puissance des langues européennes, ouvrant au lecteur la découverte d’un verbe africain plus attentif au vocabulaire qu’il n’aurait voulu le croire. C’est que Ngugi Wa Thiong’o a dû affronter tous les problèmes que posait le fait d’écrire dans la langue Kikuyu privée jusque là de son épaisseur formelle. Comment articuler la question du romanesque dans le Kikuyu par exemple, quand on se revendique de l’héritage formel d’un Joyce ou d’un Conrad ? Ce qui revenait aussi à poser la question de son lectorat au sein d’une population sevrée de livres, question qui ne pouvait faire l’économie d’une réflexion plus technique sur la matière même du texte, temps verbaux, tons, inflexions, procédés, voix narratives, etc., pour un écrivain qui ne voulait surtout pas écrire pour des universitaires, mais pour les masses populaires de son pays, souvent illettrées, du fait de la colonisation.
Opprimé linguistiquement par la langue anglaise, bien évidemment, c’est cette langue qui va constituer le repoussoir d’un plaidoyer unique, dont on aimerait qu’en France il donne à certains de nos écrivains l’envie d’accomplir un pareil effort… Ngugi Wa Thiong’o explore ainsi la manière dont l’anglais est devenu la langue officielle du Kenya, dans les années 50, pour montrer comment cet anglais s’est constitué abusivement en mesure de l’intelligence africaine, pour devenir une langue artificielle qui ne pouvait traduire les rapports des enfants à leur réalité, se muant pour eux en langue de schizophrénie, où apprendre n’était plus une expérience sensible du monde mais une aliénation, accentuée en outre par l’apprentissage de l’histoire, de la géographie, de la littérature, la musique ou l’art, qui ne diffusaient qu’une seule conception du monde, où l’Europe était le centre de tout, contraignant ainsi jour après jour les enfants à se considérer dans un rapport extérieur, à eux-mêmes comme au monde enseigné !
Décryptant ensuite avec une rare pertinence les phases de construction de la littérature coloniale puis post-coloniale, ce que nous révèle Ngugi Wa Thiong’o, c’est qu’au fond, là encore, les classes pauvres surent, seules, maintenir vive la langue africaine, qu’elles ne cessèrent d’enrichir au contact des langues autres. Toute l’épaisseur historique des littératures africaines nous est alors révélée dans cet ouvrage tardivement traduit en France, qui en appelle in fine au ravissement de la langue, de toutes les langues, à leur surrection dans la découverte que le seul vrai langage humain est celui de la lutte. –joël jégouzo--.
DECOLONISER L’ESPRIT, de Ngugi Wa Thiong’o, traduit de l’anglais (Kenya) par par Sylvain Prudhomme, La Fabrique éditions, mars 2011, 168 pages, 15 euros, ISBN978-2-35872-019-9.