PROUDHON, LA BOURSE ET LA MORALE FINANCIERE
Publication savante, animée par un bataillon d’universitaires. Cette parution du Manuel a déjà le mérite d’éclairer explicitement le basculement opéré par Proudhon dans son positionnement politique : il y a en effet un avant et un après 1848, dont le Manuel est la parfaite caisse de résonance. Avant 48, Proudhon militait encore pour, disons, la mutualisation des efforts entre bourgeoisie vertueuse (productive) et classes travailleuses. Avec l’échec de la Révolution de 1848, il radicalisera son engagement pour ne fonder ses espoirs que dans la classe ouvrière. Mais en 1858, déçu par celle-ci après l’avoir été par la bourgeoisie industrieuse, il fuit la France. Que s’est-il passé ? L’appareil critique déployé autour de cette publication est un peu court sur cette question. Faute sans doute d’épouser avec Proudhon le même manque de discernement dans l’analyse politique, ou plutôt, de ne pas disposer des descripteurs adéquats autorisant une compréhension plus fine de la société –autant celle que vit Proudhon, pour ce qui le concerne, que la nôtre, pour ce qui importe quant à la fortune de cet essai et ses usages possibles, aujourd’hui. Peut-être est-ce aussi parce que l’opus s’appuie beaucoup sur le Journal de Proudhon pour fournir les éléments de compréhension de la démarche de l’auteur.
Cela dit, il y a un bel effort pour rendre compte du paysage éditorial de l’époque, par exemple. Le contexte est celui d’un élargissement de la base des spéculateurs aux bons pères de famille. Tout le pays est alors saisi de fièvre boursière, et l’on croit sincèrement que la financiarisation de l’économie et la démocratisation de la Bourse vont lui assurer un destin exceptionnel. On multiplie en conséquence les traités et manuels de spéculation appliquée, constituant un véritable segment d’édition passablement en vogue. Proudhon rédige tout d’abord un ouvrage sans ambition affirmée, qu’il reprend sans cesse, jusqu’à bientôt l’investir d’une plus grande attente intellectuelle. Et déjà il pose la question de la moralité des marchés boursiers, dénonçant une Bourse très peu patriote («le bourgeois n’a pas de principe, il a des intérêts»), déjà son analyse laisse entrevoir une très forte assignation morale, Proudhon opposant au dévergondage des boursicoteurs la probité ouvrière. Le livre connaîtra un gros succès commercial et fort de ce succès, Proudhon pensera quelques temps avoir porté un coup terrible au fléau boursier, imaginant que son petit essai allait être «une tache d’huile sur le système». Il n’hésita du reste pas à affirmer de ce système qu’«il ne s’en relèvera(it) pas». Mais il s’en est relevé. L’analyse critique aurait dû commencer là. Paul Jorion, philosophe, anthropologue, vient malheureusement clore toute réelle réflexion en mettant l’accent sur l’articulation morale de l’argumentation proudhonienne. Sa conclusion est faible : l’appel à la moralisation de la finance… Un appel qui, sans peine, trouve sa place dans la bouche d’un Sarkozy. La postface se fige dès lors dans le sentiment que, faute d’avoir entendu la leçon de Proudhon, nous serions toujours prisonniers du théâtre d’ombre qui se joue à la Bourse. Moraliser la finance, plafonner le bonus des traders… On connaît le refrain, repris en cœur jusqu’au sommet de l’état. Laissant parler l’anthropologue en lui, Paul Jorion nous invite, dans une monumentale vision de notre trajectoire humaine, à réaliser que «notre espèce a émergé de l’animalité brute pour ce qui touche au politique en exigeant avec la démocratie que la politique soit morale», et qu’en conséquence, notre échec à l’heure où nous sortons presque déjà de la crise financière, serait d’avoir accepté une «finance amorale qui dévoie le politique en permanence en le soumettant au pouvoir de l’argent ». Et de convoquer les vieilles marottes anthroposophiques sur les conditions morales de notre arrachement à la condition animale, ou l’assignation rétrograde du libéralisme du XIXème se représentant l’économie comme reflet de la nature, jusqu’à ressortir de ses cartons la vieille articulation liberté-égalité qui structura jadis, en effet, un important débat autour de l’œuvre de Tocqueville, voire, plus singulier encore, nous posant la question de savoir comment nous réagirions si nous découvrions que la politique était immorale quand, depuis au moins Machiavel, nous savons que la finalité du politique n’est pas la morale mais la prise et la conservation du pouvoir et que l’argument moral, en politique, ne relève au mieux que d’un marketing (on se rappelle la campagne de Chirac sur le thème de la fracture sociale… Qui, sérieusement, y a vu autre chose qu’un effet de communication?)… Bref : à déployer les outils conceptuels du XIXème siècle pour rendre compte à la fois de ce siècle et du nôtre, c’est en fin de compte fourvoyer l’analyse intellectuelle dans des impasses déprimantes. C’est dommage, car encore une fois, il s’agissait d’une publication érudite qui méritait de meilleures conclusions. L’intérêt d’un tel égarement est toutefois de nous permettre de réaliser qu’en France, les outils de description de la société ne sont bien souvent jamais les bons… Le problème aujourd’hui est bien celui-là, et non d’accepter ou de refuser des finances immorales. C’est dans le champ des théories de la société qu’il faut œuvrer, voire en amont, dans un ressourcement épistémologique qui autoriserait de faire appel non pas aux vieux fonds anthropologiques mais aux autres domaines de la pensée, telle la biologie neuronale qui renouvela entièrement le champ des sciences sociales aux Etats-Unis, pour nous permettre d’aiguiser des outils de description de la société plus en adéquation avec son développement. Le problème de la Bourse serait alors moins de la moraliser que de savoir à quelle fonction spécifique elle répond, ainsi que de savoir dans quelles opérations (théorétiques) elle se formule, selon quel code, pour découvrir comment elle construit et structure sa réalité. Tout un langage en somme, renvoyant à l’idée que la société, aujourd’hui, se caractérise par sa différentiation fonctionnelle et la multiplication de sous-systèmes hautement spécialisés, travaillant à l’intérieur de celle-ci indépendamment les uns des autres. Ainsi, il faudrait commencer par comprendre qu’il n’y a pas de sens transcendant, et au lieu de supposer une hiérarchie dont tout découlerait (la morale), il vaudrait mieux faire l’effort d’expliquer en quoi les différents sous-systèmes se «ressemblent» tout de même, c’est-à-dire tenter de mettre en évidence leurs couplages structurels. Une autre approche, à l’évidence, qui expliquerait plutôt qu’elle ne déplorerait.—joël jégouzo--.
Manuel du spéculateur à la Bourse, une anthologie, de Pierre-Joseph Proudhon, introduction Vincent Bourdeau, Edward Costleton, Georges Ribeill, Postface Paul Jorion, éditions è®e, coll chercheur d’ère, Documents, oct 2009, 160p., 15 euros, EAN : 978-2-915453-52-2
Cela dit, il y a un bel effort pour rendre compte du paysage éditorial de l’époque, par exemple. Le contexte est celui d’un élargissement de la base des spéculateurs aux bons pères de famille. Tout le pays est alors saisi de fièvre boursière, et l’on croit sincèrement que la financiarisation de l’économie et la démocratisation de la Bourse vont lui assurer un destin exceptionnel. On multiplie en conséquence les traités et manuels de spéculation appliquée, constituant un véritable segment d’édition passablement en vogue. Proudhon rédige tout d’abord un ouvrage sans ambition affirmée, qu’il reprend sans cesse, jusqu’à bientôt l’investir d’une plus grande attente intellectuelle. Et déjà il pose la question de la moralité des marchés boursiers, dénonçant une Bourse très peu patriote («le bourgeois n’a pas de principe, il a des intérêts»), déjà son analyse laisse entrevoir une très forte assignation morale, Proudhon opposant au dévergondage des boursicoteurs la probité ouvrière. Le livre connaîtra un gros succès commercial et fort de ce succès, Proudhon pensera quelques temps avoir porté un coup terrible au fléau boursier, imaginant que son petit essai allait être «une tache d’huile sur le système». Il n’hésita du reste pas à affirmer de ce système qu’«il ne s’en relèvera(it) pas». Mais il s’en est relevé. L’analyse critique aurait dû commencer là. Paul Jorion, philosophe, anthropologue, vient malheureusement clore toute réelle réflexion en mettant l’accent sur l’articulation morale de l’argumentation proudhonienne. Sa conclusion est faible : l’appel à la moralisation de la finance… Un appel qui, sans peine, trouve sa place dans la bouche d’un Sarkozy. La postface se fige dès lors dans le sentiment que, faute d’avoir entendu la leçon de Proudhon, nous serions toujours prisonniers du théâtre d’ombre qui se joue à la Bourse. Moraliser la finance, plafonner le bonus des traders… On connaît le refrain, repris en cœur jusqu’au sommet de l’état. Laissant parler l’anthropologue en lui, Paul Jorion nous invite, dans une monumentale vision de notre trajectoire humaine, à réaliser que «notre espèce a émergé de l’animalité brute pour ce qui touche au politique en exigeant avec la démocratie que la politique soit morale», et qu’en conséquence, notre échec à l’heure où nous sortons presque déjà de la crise financière, serait d’avoir accepté une «finance amorale qui dévoie le politique en permanence en le soumettant au pouvoir de l’argent ». Et de convoquer les vieilles marottes anthroposophiques sur les conditions morales de notre arrachement à la condition animale, ou l’assignation rétrograde du libéralisme du XIXème se représentant l’économie comme reflet de la nature, jusqu’à ressortir de ses cartons la vieille articulation liberté-égalité qui structura jadis, en effet, un important débat autour de l’œuvre de Tocqueville, voire, plus singulier encore, nous posant la question de savoir comment nous réagirions si nous découvrions que la politique était immorale quand, depuis au moins Machiavel, nous savons que la finalité du politique n’est pas la morale mais la prise et la conservation du pouvoir et que l’argument moral, en politique, ne relève au mieux que d’un marketing (on se rappelle la campagne de Chirac sur le thème de la fracture sociale… Qui, sérieusement, y a vu autre chose qu’un effet de communication?)… Bref : à déployer les outils conceptuels du XIXème siècle pour rendre compte à la fois de ce siècle et du nôtre, c’est en fin de compte fourvoyer l’analyse intellectuelle dans des impasses déprimantes. C’est dommage, car encore une fois, il s’agissait d’une publication érudite qui méritait de meilleures conclusions. L’intérêt d’un tel égarement est toutefois de nous permettre de réaliser qu’en France, les outils de description de la société ne sont bien souvent jamais les bons… Le problème aujourd’hui est bien celui-là, et non d’accepter ou de refuser des finances immorales. C’est dans le champ des théories de la société qu’il faut œuvrer, voire en amont, dans un ressourcement épistémologique qui autoriserait de faire appel non pas aux vieux fonds anthropologiques mais aux autres domaines de la pensée, telle la biologie neuronale qui renouvela entièrement le champ des sciences sociales aux Etats-Unis, pour nous permettre d’aiguiser des outils de description de la société plus en adéquation avec son développement. Le problème de la Bourse serait alors moins de la moraliser que de savoir à quelle fonction spécifique elle répond, ainsi que de savoir dans quelles opérations (théorétiques) elle se formule, selon quel code, pour découvrir comment elle construit et structure sa réalité. Tout un langage en somme, renvoyant à l’idée que la société, aujourd’hui, se caractérise par sa différentiation fonctionnelle et la multiplication de sous-systèmes hautement spécialisés, travaillant à l’intérieur de celle-ci indépendamment les uns des autres. Ainsi, il faudrait commencer par comprendre qu’il n’y a pas de sens transcendant, et au lieu de supposer une hiérarchie dont tout découlerait (la morale), il vaudrait mieux faire l’effort d’expliquer en quoi les différents sous-systèmes se «ressemblent» tout de même, c’est-à-dire tenter de mettre en évidence leurs couplages structurels. Une autre approche, à l’évidence, qui expliquerait plutôt qu’elle ne déplorerait.—joël jégouzo--.
Manuel du spéculateur à la Bourse, une anthologie, de Pierre-Joseph Proudhon, introduction Vincent Bourdeau, Edward Costleton, Georges Ribeill, Postface Paul Jorion, éditions è®e, coll chercheur d’ère, Documents, oct 2009, 160p., 15 euros, EAN : 978-2-915453-52-2
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