POUR FOURBIR UN DERNIER VIRAGE A DROITE…
Dix intellectuels… appelons ça comme ça. Dix intellectuels égrotants. Convoqués par les éditions de l’Aube et le quotidien Le Monde pour débiter leur diagnostic sur l’état mental des français… La France va mal. Plat réchauffé s’il en est. Son économie est en berne, le moral des troupes au plus bas… Quelle découverte ! C’est la thèse, magistrale, du livre… Dont acte. Elle va mal, mais pourquoi donc, cancanent nos cérébraux ? Parce que les citoyens français se sentent toujours aussi impuissants face à "la grande marche du monde"… Les bras nous en tombent ! Les voilà donc qui raccommodent la ritournelle des français apeurés par la mondialisation et qui, les bougres, n’auraient de cesse de se tourner vers "le repli sur soi et la peur des Autres" comme seul horizon… Le tout fabriqué à grand renfort d’une légitimité de pacotille : la leur, et l’enquête de l’Institut Médiascopie qui autoriserait pareille assertion…
Une enquête partiellement reproduite dans l’ouvrage, mais dont les petits bouts offerts à notre attention permettent de tirer bien d’autres conclusions que les leurs…
Les voilà donc qui enfoncent leur coing dans ce boulevard ouvert par le monde politico-médiatique dès les années 80 sur la peur des français face à la mondialisation… C’est Cohn-Bendit ressassant le topos de la nécessaire européanité des citoyennetés européennes, Michel Godet évoquant le manque d’audace des français face au marché du travail –il faudrait plus de précarité, plus de flexibilité, plus de mobilité… C’est Gilles Finchelstein en appelant à la patience… Un autre, ratiocinant encore sur la mutation nécessaire, ce vieux langage éculé pour justifier l’injustifiable : cette mondialisation et non une autre, dont le modèle n’a conduit qu’à la construction d’un monde polarisé, avec les hauts-revenus du plein emploi d’un côté, la paupérisation des classes moyennes jetées dans la précarité de l’autre, inversant radicalement la dynamique sociale frayée dans les décennies précédentes, jusqu’à casser la structure sociale des sociétés européennes, depuis une bonne trentaine d’années de nouveau tirée vers le bas…
C’est encore Jean Viard de récidiver sur la critique des récits politiques de libération d’avant la chute du mur de Berlin (hé, réveille-toi Jean, on est en 2013…), responsables des prétendues illusions d’une société malade, et Laurent Davezies, à qui revient la palme, de colporter la vieille rengaine du pessimisme français comme résultat de notre incapacité à renoncer au modèle de l’Etat providence…
Et pour nombre d’entre eux, Tout viendrait de ce que, à la tête de l’Etat, François Hollande n’aurait pas encore trouvé le ton d’une communication efficace ! Tout viendrait de ce que son écriture médiatique manquerait de clarté… Comme si nous pouvions nous en tirer par la pédagogie malingre de la France expliquée aux français ! Courage Hollande, entonnent-ils, "il faut avancer d’un pas l’aggiornamento"… Et franchir sans doute le seuil du pire, 5 millions de chômeurs ce n’est pas assez encore, 8 millions de pauvres, c’est une paille… Des millions de français écartés des soins médicaux itou –mais ils n’en savent rien nos cuistres, rien de ces études de plus en plus nombreuses qui révèlent par exemple que la courbe de l’espérance de vie en bonne santé (celle dont on ne parle jamais s’agissant du financement des retraites) s’infléchit très sévèrement selon que vous êtes bien sûr en haut ou en bas de l’échelle nationale… Bien avant les 67 ans fatidiques… Que la courbe de l’espérance de vie suit la même tendance, que la courbe de la réussite scolaire suit la même tendance, et à ce propos, cerise sur le gâteau : leur évocation de la jeunesse française, placée au centre de la parole quinquennale et à qui l’on ne propose rien d’autre qu’une poignée d’emplois sans avenir pour destin…
Quel scandale que cette clôture intellectuelle, dont la seule justification semble être d’empêcher toute réflexion réelle sur l’état réel de la France. A les voir enfoncer leur coing jusqu’à plus soif et légitimer ce discours de nantis, on comprend les raisons pour lesquelles le politique est devenu un champ de ruines en France ! De qui se moque-t-on à jardiner pareillement l’ordre symbolique pour mieux contourner les réalités sociales ?
Et ce qui fait enrager, c’est que l’enquête partiellement publiée donne à voir, en gros et gras, cette rupture démente qui se profile à l’horizon, lisible dans ce qu’elle comptabilise, cette peur économique plus forte que le désir de révolte.
A défaire pareillement la conscience politique, à décourager pareillement le besoin de justice, à abolir l’esprit légitime de révolte, ce que l’on finit par promouvoir, en effet, ce sont les discours des droites extrêmes pour seul crédulité !
La France des illusions perdues : La grande enquête de l'Institut Médiascopie, sous la direction de Denis Muzet, collectif, éd. de l’Aube / Le Monde, mars 2013, 142 pages, 13 euros, ISBN-13: 978-2815907514.