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La Dimension du sens que nous sommes

PERDRE DES THEORIES (LITTERAIRES)…

29 Mars 2010 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais

perdre-des-theories.jpgInvité à un symposium international sur le roman, à Lyon, dont le thème est celui des rapports qu’entretiennent fiction et réalité, thème sur lequel il lui semble qu’il s’est déjà exprimé mille fois (mais pas à Lyon), Enrique Vila-Matas se dit qu’il pourrait une fois pour toute clore sa position sur le sujet.
La littérature, il la voit tout d’abord comme la tentative de l’humanité de se comprendre soi-même. Occupant ainsi presque tout l’espace réflexif disponible entre «nous». Pourquoi pas ? Même si l’on peut contester pareille assertion: aurait-elle vraiment à voir d’aussi près avec la question du sens et surtout, d’une façon aussi «privilégiée» ?
N’est-ce pas lui prêter beaucoup ?
Et pour des raisons qui ne seraient peut-être pas toutes avouables ?
Car curieusement, Enrique Vila-Matas assimile d’emblée le langage à la littérature.
Subsumant tout le dicible sous le lisible, qui marquerait le vrai commencement de tout ce que l’on saurait dire, et non un simple moment dans la manière de dire les choses du monde. Comme si au fond tout langage entre nous tenait son secret mot d’ordre d’un ordre littéraire pas du tout évident en réalité dans son rapport au monde, aux hommes, à la condition même de cette humanité qui ne construisit pas toujours un mode d’être scriptural, sans pour autant cesser d’être humaine – songez aux civilisations orales…
Mais qu’importe : c’est donc dans l’espace de l’écrit, romanesque qui plus est, qu’Enrique Vila-Matas a choisit de camper. Retournant bientôt la proposition de départ pour faire de la réalité de son passage à Lyon une fiction.
Agrippé par son attente (sinon "à") –personne n’est venu l’accueillir-, Enrique Vila-Matas prend alors des notes, vagabonde, jette sur le papier le projet d’écrire une théorie générale de la littérature et construit un double fictionnel de lui-même pour servir ce dessein (un topos de la littérature du début du XXe siècle, au demeurant, que celui du double). Il attend. Que les organisateurs du symposium se manifestent. Il attend et raconte cette attente, rapporte ses sorties dans Lyon -la nouvelle que l’on découvre-, dessinant au passage les traits qui façonnent le roman contemporain : l’intertextualité, sa connexion avec la «haute poésie», la victoire du style sur l’intrigue, la conscience d’un paysage moral délabré. Et voit dans Le Rivage des Syrtes de Gracq, l’incarnation la plus efficiente des critères avancés. Avec au cœur de tout la question de l’attente. Non plus seulement comme esthétique, mais condition de toute vie humaine. Si convaincante enfin dans sa forme artistique chez Gracq ou Kafka. Attendre. Mais quoi ? Telle qu’exhortée par Blanchot : une affirmation de la vie et du présent ?

Enrique Vila-Matas se rappelle aussi que dans les années 70 la théorie envahissait tout. Partout le roman devait s’en «farcir», sous peine de sombrer dans la vulgarité. Pourtant, tout au long de ces années, affirme-t-il, la seule vertu des théories aura été d’affirmer très banalement que tout changeait… La théorie au fond, c’est là le plus intéressant, n’aura été qu’un vernis réflexif saupoudrant le roman et l’aidant, peut-être, à moins claudiquer -pour autant que sans elle il ait été bancal. Exit ce vernis depuis lors. On l’aura compris, même si Enrique Vila-Matas déplore qu’on ait aussi sombré depuis dans l’excès inverse -et de stigmatiser ces créateurs qui fuient naïvement les théories.

syrtes.jpgLe Rivage des Syrtes aura donc prophétisé notre présent, énonce Enrique Vila-Matas. Pas seulement littéraire au demeurant : notre présent tout court. Récit d’une attente et annonce d’un lendemain qui n’arrive jamais, on songe à un Godot sécularisé… Mais avant tout une histoire d’initiation qui aura permis à la littérature de s’affirmer non pas «dans», mais «sur» le monde. Un monde décadent –le mot importe ici : il pointe l’orée chimérique. Et puis, tout est fiction, dans un monde décadent. Qui serait donc le nôtre (pour mieux servir la fiction ?). Le nôtre et pas seulement : le monde ici tout entier assimilé au nôtre (l’Europe). Un tour de passe-passe en somme...
Enrique Vila-Matas parle à son propos de décadence vénitienne. L’image se forme, plus littéraire que jamais. Décadence «vénitienne» d’un Occident où tout, déjà, aurait eu lieu. L’histoire de l’Europe serait en quelque sorte une histoire achevée, campant désormais sur son vide : les distinctions de l’esthétique. Mais cette dernière proposition n’est pas de Enrique Vila-Matas qui, libéré du poids des théories, libéré du poids des réalités, voyage loin du monde peut-être, dans le seul univers qui lui semble valoir la peine d’être «supporté» : celui de l’aventure littéraire. Et achève sa démonstration en l’enfermant dans les codes d’un récit littéraire.

En perdant de son poids le monde est devenu fiction. En perdant de leurs poids, les théories sont devenues des fictions. Il n’y a pas de recul possible : le tout-est-fiction a consommé l’ensemble des marques du présent. La perte, ici, est réconfort. Qui campe cependant sur une contradiction : à vouloir s’imposer au monde, la fiction est devenue le monde. Nous ne disposons plus que de sa seule réalité. Mais nous disposons d'une réalité... Enrique n’a fait que déplacer la question, sans y répondre. Mais sa réponse est habile, élégante, plaisante à lire, non sans rappeler le dilemme des romantiques allemands : devant l’impossibilité à dire quoi que ce soit sans retomber aussitôt dans des contradictions, il ne resterait donc que la solution poétique ?…
--joël jégouzo--.


Perdre des théories, de Enrique VILA-MATAS, traduit de l'espagnol par André Gabastou, Christian Bourgois éditeur, mars 2010, 64 pages, 7 euros, isbn : 978-2-267-02084-7.
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