ONFRAY BIOGRAPHE DE FREUD…
On se rappelle les justifications de Michel Onfray à la présence de Freud dans sa contre-histoire de la philosophie : il s‘agissait toujours d’écrire cette histoire subversive de la philosophie et de la pensée, organisée surtout autour de l’articulation entre le XIXème et le XXème siècles. Dans le prolongement de Schopenhauer, voire de Niezsche, Onfray rangeait Freud parmi les philosophes "vitalistes". L’intérêt du propos, c’était au fond l’aveu de ne vouloir s’arrêter qu’aux attendus de cette histoire, non pas dans une perspective scientifique mais subjective, comme si l’histoire ne pouvait plus, décidément, n’être autre chose qu’un propos de cantonade énoncé avec la plus grande liberté concevable. Armé de Nietzsche dénonçant le besoin de rationaliser les besoins, ce que visait Onfray n’était finalement pas Freud lui-même, mais ces philosophies entendues comme malentendus du corps.
Pourtant, le même ne renonçait pas à écrire une biographie de Freud, pour n’en retenir au fond qu’un point essentiel : c’est que celui-ci avait beaucoup emprunté ici et là pour construire un corpus qui pût, désespérément, ressembler à une science…
A ce compte, nombre d’auteurs et pas des moindres, n’ont fait que vivre d’emprunts, prolongeant leurs fouilles de concepts pas nécessairement novateurs, sans évoquer ceux qui n’ont jamais su faire une science de leurs emprunts…
Onfray reprochait aussi à Freud d’avoir brouillé sa biographie en manipulant Ernst Jones pour le contraindre à écrire, en définitive, une hagiographie. Que Freud n’ait pas été sincère, voilà qui pourtant aurait dû ravir notre contempteur, car illustrant à merveille ce que Nietzsche ne cessait d’affirmer : l’insincérité des savants. Mais était-il sincère en écrivant cela ? Et puis… la science s’écrit ainsi, peut-on le regretter ?
Au fond, toutes les critiques d’Onfray à l’égard de Freud étaient ainsi plutôt justiciables d’une sociologie des idées et de la recherche scientifique, plutôt que d’une morale dont la science n’a pas grand chose à faire, voire de l’honneur de l’Esprit, vieille antienne bourgeoise…
Enfin, Onfray déplorait que Freud n’ait pas enfermé son inconscient dans une définition conceptuelle stricte. Mais là encore, le flou de la notion lui assura une sacré rentabilité épistémologique, tout comme en fit autant le flou qui aura entouré la plupart des grands concepts philosophiques, à commencer par le cogito de Descartes, dont Kant fit une critique si féconde qu’elle lui ouvrit les portes de nouvelles conditions de pensées, pas moins enfermées à leur tour dans des définitions dont la stabilité, à tout le moins, s’est montrée depuis précaire…
De ce point de vue, à tout prendre, l’étude d’Agamben sur la différence entre un concept et une signature conceptuelle s’avère plus probante que la déploration d’Onfray.
Le travestissement de la légende freudienne aura occupé ainsi une grande place dans la démonstration intellectuelle d’Onfray. Une trop grande place sans doute, un vide pour tout dire, creusé par le déploiement d’outils intellectuels inappropriés –encore une fois, une sociologie critique se serait montrée plus pertinente. Car que Freud ait beaucoup menti, bricolé, travesti, ça, il suffit de le lire pour le comprendre. Qu’il ait racheté ses correspondances, mon dieu… la pratique était coutumière, et pas uniquement dans le monde intellectuel. Qu’il ait également été un conservateur, voilà qui n’est pas une découverte. Alors, au final, écrit-on l’histoire à coups de catégories aussi banales ?
Onfray dénonce avec une belle ardeur les maladresses intellectuelles de Freud au labeur de fonder une science. Il a cherché, cru trouvé, s’est repris, tâtonnant, revenant sur ses positions, cherchant encore. Rien que de très naturel en somme dans le milieu de la recherche scientifique, où la bonne compréhension n’est jamais l’état naturel dans lequel se trouve le chercheur à l’orée de poser le périmètre de sa problématique… En le lui reprochant, Onfray ne fait qu’avouer un préjugé idéaliste : celui selon lequel on pourrait construire un concept sûr de l’objet d’étude que l’on poursuit, sans reste ni excédent … Et une erreur. Car qu’est-ce que la science, et quel est son rapport à la vérité ? Toute science n’est en fait que la description de son auto-définition. Et quant à la vérité scientifique, elle ne trouve jamais place qu’à l’intérieur d’un domaine de définition : à l’intérieur d’un autre domaine, cette même vérité se verra démentie. La physique et les mathématiques en savent quelque chose…
Au fond, Onfray n’a pas su accepter l’idée que les concepts étaient inadéquats à la richesse du réel. Pour ne l’avoir pas accepté, il s’est enfermé dans la dénonciation morale et a oublié qu’aucune vision du monde ne pouvait se réduire à l’expression d’une sensibilité ou l’affirmation d’une volonté : ce serait invérifiable. De fait, la théorie socratique de la prise de conscience, qu’il rejoue sous cette critique de Freud, et qui permettrait théoriquement de saisir l’unité de la pensée d’un homme au delà des activités multiples dans lesquelles s’est dispersée cet homme, offre une fois encore la part trop belle à la raison, qui n’est en rien souveraine –alors même que l’argument de départ était d’écrire une autre manière d’histoire intellectuelle… Le récit qu’il obtient demeure ainsi partiel, et partial. Ce dernier point, tout simplement parce que pour analyser la singularité il faut choisir, et que nous ne choisissons jamais qu’en fonction de nos valeurs…
Or l’analyse de ces valeurs devrait être propédeutique à la recherche que l’on se propose de mener, et faire l’objet d’un "aveu", à tout le moins d’un éclairage, celui de la mise en perspective de cet objet dans son histoire personnelle. Construisant a priori, sur les traces de Nietzsche, une histoire subjective, Onfray s’en écarte résolument au moment de tirer ses conclusions. De son analyse, qui n’aurait pu conduire au jugement que s’il avait disposé de normes absolument valables –ce qui n’est jamais le cas dans ce type d’occurrence intellectuelles-, Onfray dégage des principes autour desquels il voudrait voir nos vies se construire…
At last, la signification du monde culturel est inépuisable. Aucun modèle ne peut rendre compte de ce genre de totalité historique. D’autant qu’il ne peut exister de commencement absolu en psychologie : la causalité adéquate est par essence indéfinie, limitée par notre seule curiosité. La seule chose que nous construisions en réalité, ce sont des raisons téléologiques de croire que Freud était ceci, ou cela. Tout le reste est supercherie, lovée au cœur de la prétendue validité de déductions logico-mathématiques, lesquelles, au moins depuis Heidegger, ne peuvent cacher qu’une instance non rationnelle se trouve dissimulée dans le concept de rationalité.
Qu’est-ce, dans ces conditions, que saisir le sens d’une vie ? Comment poser la question de ce sens à travers une biographie ? Comment saisir la réalité d'une vie dans ce qu’elle a d’unique et d’indifférenciée ? Michel Onfray semble avoir sacrifié l’individualité agissante de Freud à la toute puissance du système qu’il créait lui-même et dont l’auto-déploiement était supposé rendre raison de tout ce qui était survenu dans la vie de Freud et lui donner son sens.
Dilthey, le grand théoricien de la biographie, s’était montré quant à lui plus modeste : on comprend l’esprit, on n’explique pas sa nature. Et ce faisant, Dilthey rejetait la compréhension du côté de l’intuition psychologique -c’est la critique que lui adressera Ricoeur, ouvrant au biographe le seul vrai terrain où il pante ses raisons : le biographe est un historien émotionnel, arrimé à son propre vécu pour juger d’autrui. Pas autre chose, sinon un conteur dont on peu ou non apprécier le style et les intuitions… --joël jégouzo--.
CONTRE HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE VOL 16, FREUD (2) PAR MICHEL ONFRAY, Nombre de CD : 13, Prix : 79.99 €, Frémeaux & Associés
Image : le divan de Freud, Freud jeune et le cercle de psychanalyse de Vienne, avec Otto Rank, Freud, Karl Abraham, Max Eitingon, Sando Ferenczy, Ernest Jones, Hanns Sachs. (photographie de 1922)
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