Monique Hervo, Chroniques du Bidonville de Nanterre 1959-1962.
"A l’une des extrémités du terrain vague, côté gare de triage, de nombreuses cabanes sont la proie des flammes. Quarante ouvriers algériens n’ont plus d’abris. Pas relogés. Où vont-ils dormir ce soir ?"
Vous avez bien lu : on est en France, en 1959, et on parle de gare de triage d’êtres humains.
Monique Hervo a une vingtaine d’années. Elle vient d’être diplômée de l’école des Beaux-Arts de Paris, en même temps que César. Son carnet de commande est déjà plein, mais elle, qui se rappelle ses longues journées passées à attendre en vain le retour de sa famille des camps nazis sur le quai de la gare de l’Est, tourne le dos à la vie d’artiste et de confort qui lui tend les bras pour lui préférer une vie d’engagement social. Monique entre au Service Civil International, une sorte d’ONG avant l’heure, qui s’est donné pour mission de soulager la souffrance des immigrés algériens parqués dans les bidonvilles français.
De 1959 à 1962, elle tiendra le journal de celui dénommé La Folie. A Nanterre. Rue de la garenne. A trente minutes à l’époque de Paris. Où des dizaines de milliers d’algériens survivent et meurent dans des conditions d’effroi quotidien.
Jusque là, les ouvriers algériens mouraient sous les ponts de Paris. Ou bien se terraient dans les champignonnières des environs de la capitale. Des grottes humides et froides. Ils venaient des camps ouverts à la hâte par l’Administration française en Algérie pour accueillir les populations dont l’armée avait rasé les villages. Ou bien des camps français dits "centre d’assignation à résidences" où, derrière des barbelés, des miradors, on avait entassé les algériens récalcitrants ou suspectés d’appartenir au FLN. Dans les années 1950, il en existait de nombreux en France, où des hommes mouraient des sévices et des privations qui leur étaient infligés sous des prétextes jamais vraiment vérifiés, comme à Saint-Maurice l’Ardoise, dans le Larzac ou à Vedenay. Sur simple décision administrative, on vous y déportait en attendant un très hypothétique jugement.
Ceux du bidonville de Nanterre étaient pour la plupart des travailleurs salariés, ouvriers des papeteries de la Seine, des usines Simca ou des Entrepôts de tabacs…
Tout un système de servage s’était alors mis en place dans cette France des Trente Glorieuses pour asservir les populations immigrées de l’Empire colonial, celui d’un Etat d’exception qui développait ouvertement sa politique d’exactions.
La presse nationale, quant à elle, servait aux bons français éprouvés par la guerre le mirage des Trente Glorieuses et parlait des "tanières" des nord-africains que la police, fort heureusement, "quadrillait", "ratissait", "nettoyait"… On ne parlait pas des "rafles" qu’elle y perpétrait, elle qui savait si bien, depuis 42, les organiser, Papon aux commandes.
C’est que "les sidis étaient lâchés", affirmait cette presse insane qui parlait d’une "invasion barbare", de sauvages aux appétits sexuels monstrueux. Mais ne disait rien des campagnes de racolage promues par les barons de l’industrie française et leurs sbires politiques, en Algérie même, pour faire miroiter le mode de vie français à des familles algériennes terrorisées dans les camps qu’ont leur avait installés déjà là-bas, et à qui on ne donnait guère le choix qu’entre le pire et l’épouvantable.
La Folie, c’était donc dangereux. Monique Hervo est alors une toute jeune fille. Elle s’y rend seule et va y vivre trois ans sans jamais subir la moindre agression. Les coups, c’est la police française qui les lui assénera, aux yeux de laquelle elle ne peut être qu’une putain de si bien savoir se débrouiller parmi les "ratons"…
"La Guerre d’Algérie, je l’ai rencontrée dans toute son horreur, ici en France. A Nanterre."
Son témoignage est hallucinant. Et donne envie de vomir. De déchirer pour le coup sa carte d’identité française. Malnutrition, maladies endémiques. La tuberculose sévit dans le camp, sans que l’Administration française ne s’en soucie.
1959. Monique Hervo note dans son journal le quotidien de ces familles abandonnées à une survie aussi affreuse dans cette agglomération de papiers goudronnés. Elle décrit les talus et la pierraille, le large fossé qui encercle le bidonville, un gigantesque cloaque d’eau pourrie, réalisation de l’Administration française.
"12 août 1959. Je traverse le Bois de Boulogne à mobylette. A couvert du feuillage, cinq agents matraquent deux arabes."
Au détour d’une ruelle, Monique tombe sur Fatima, qui joue aux osselets devant la porte de sa baraque. Fatima rêve d’aller un jour à l’école. Le soir, les cars de CRS se rangent le long de la rue de la Garenne. Des projecteurs sont braqués sur le bidonville, allumés en pleine nuit. Une centaine d’hommes font la queue pour puiser de l’eau à l’unique borne fontaine du camp. Les haut-parleurs de la police hurlent leurs ordres. En 59, le pouvoir civil passe la main au pouvoir militaire pour le contrôle et la surveillance du bidonville de La Folie. L’armée entre dans le camp. Monique raconte, les efforts désespérés des gens qui vivent là, ces parents qui ont installé un tableau noir dans un secteur du bidonville pour tenter d’éduquer les enfants. Le courage. La solidarité. L’hospitalité. les petits commerces solidaires, les gens n'ont rien mais le partagent encore. Autour des bidonvilles, là où les enfants viennent jouer, Monique Hervo découvre des pièges à loup posés par les habitants de Nanterre. A trois kilomètres des Champs Elysées. Quelles proies voulaient-ils mutiler ?
Le lendemain, elle est dans un bar de Nanterre, côté "blancs". Un incendie ravage un secteur du bidonville : "qu’ils grillent dans leurs cabanes!", s’amusent les consommateurs.
"Devant eux, chaque jour, ils voient passer les gamins qui vont chercher de l’eau à la borne fontaine, rue de Chevreul. Les gros rires de satisfaction sont terrifiants. Vous laissent impuissants devant tant de haine."
Les hommes, les femmes, les enfants accourent de tous les coins du bidonville pour tenter d’éteindre l’incendie. Sous les regards goguenards de la police et des habitants blancs de Colombes.
La nuit, les bergers allemands de la police sont lâchés dans le bidonville. Les flics, armés jusqu’aux dents, cassent des cabanes, tirent les enfants de leur sommeil. Tirent sans sommation sur des algériens. Les chiens, les projecteurs, les bruits de bottes, les sifflets, les cris, les coups de feu… L’opération de "ratissage" du 11 janvier 1961 ne donnera rien. La police cherchait des armes, elle ne débusquera que des gamins endormis, bousculés sans ménagement tandis que les bulldozers rasent tout un secteur de La Folie. Nul n’ayant le droit de sauver ses affaires, un grand trou est creusé où tout est enfoui…
Le 18 décembre a été décrété Journée Internationale des Migrants. Une date choisie par l’ONU pour promouvoir la convention adoptée par l’assemblée générale des Nations unies le 18 décembre 1990, restée inapplicable faute de ratifications suffisantes - la France ne l’a toujours pas ratifiée...
Cette Convention pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et de leur famille concerne tous les migrants qui ont, qui exercent ou qui vont exercer un travail "pendant tout le processus de migration". Tous. Avec ou sans papiers. Leur affirmant des droits fondamentaux en considération de "la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvent fréquemment les travailleurs migrants et les membres de leurs familles". Ce devrait être la journée de la honte, pour un pays tel que le nôtre…
Nanterre en guerre d'Algérie, Chroniques du bidonville 1959-1962, Monique Hervo, préface de François Maspero, éditions Actes Sud, octobre 2012, 256 pages, 23 euros, ISBN-13: 978-2330012854.
Images : photo du camp de Saint-Maurice l’Ardoise et du bidonville de Nanterre.