N'EST-CE QU'UN SOUVENIR ALGERIEN ?
Sidi-bel-Abès. Je me rappelle des sons perdus comme une marche nomade, lente et obstinée dans nos mémoires endolories. Tessala, près des coteaux de Mascara. Tessala, Willaya de Bel-Abès. Une nuit d’un 16 au 17 octobre que l’on aurait aimé ordinaire, à contempler l'ici criblé de ses dehors. Le ciel est bleu, noir, bleu comme les ailes des corbeaux. La nuit est fraîche. Je fais quelques pas, m’assieds au pied d’un mur blanchi à la chaux. Tout le monde dort dans le village.
Un chacal passe à une trentaine de mètres. Il ne m’a pas vu mais il s’arrête. Je le vois dresser l’oreille, bouger la tête. Il hume l’air. Il a dû me sentir. Il s’arrête, s’immobilise un court instant, repart, trottine quelques mètres, baisse la tête, revient sur ses pas, s’arrête, repart, intrigué, dresse le museau, me devine et commence à tourner nerveusement autour de ce point qu’il ne parvient pas à identifier.
Je l’observe les yeux grand ouverts dans le noir. Un deuxième chacal le rejoint. Ils se pressent, piétinent, trottent d’un côté, de l’autre, reniflent la nuit, ma présence inopportune. Je les regarde, immobile, assis contre le mur de la maison tandis qu’ils poursuivent leur danse, s’agitent, s’inquiètent.
L’un s’arrête, l’autre s’immobilise. Je vois leurs têtes dressées dans l’ombre. Je vois leurs regards converger vers ce ballot de chiffon d’où émane une odeur chaude. Je vois leurs babines se retrousser. L’un s’arrête, l’autre piétine, fourre son museau dans la poussière, montre les crocs. L’aube des charognards s’alerte, demain, ils fileront leur ivresse, déchirer les chairs nues.
Je marche. La nuit est moins opaque, les étoiles s’éteignent, le ciel blanchit. Je gravis la pente d’une colline. Au bout de quelques centaines de mètres, je m’arrête, m’assieds, contemple le village endormi. Le jour se lève, la nuit se résorbe, tout est sombre encore mais déjà des ombres se découpent : une oliveraie sur ma droite, les panneaux de basket dans la cour de l’école, les gerbes de jasmin au creux de la tonnelle du marchand de pastèques.
Un vent frais disperse les ténèbres. J’entends des oiseaux voleter, des margouillats filer entre les pierres. Puis apparaît cette boule énorme à l’horizon. Elle s’élève sans à-coup, rouge, d’un rouge très sombre, presque bleu, énorme et le galbe de son globe est si voluptueux que je le jurerais à portée de main. Tout s’est tu au moment où elle a surgi. Pas un souffle dans l’air, pas le moindre battement d’ailes. Je suis étourdi : le soleil se lève dans un silence bouleversant. Un fin liserai de lumière blanche en découpe le disque. Lentement, le rouge vire à l’orange. Au-delà des dunes de Tessala, de grandes vagues de clarté refoulent l’obscurité. Le soleil monte, gigantesque ballon d’hélium. Le ciel ne s’est pas embrasé et cependant la gamme des couleurs explose. Enfin, le soleil devient cette incandescence que rien ne peut contenir, ni le regard ni lui-même, et toute cette masse en fusion déborde ses propres limites, m’aveugle et m’oblige à détourner le regard.
Alors j’aperçois une silhouette minuscule qui traverse la place du village. Un gros chat trotte à ses côtés, l’un de ces grands chats algériens perchés sur leurs très longues pattes. La silhouette avance, fragile, chasse gentiment le chat qui tourne entre ses jambes. Farid, l’épicier, me rejoint et me tend cinq figues de barbarie. Puis il allume une cigarette. Nous sommes désormais un 17 octobre. Farid est grave et trop vieux pour n'être pas silencieux. C’était comment, ce 17 octobre ? Farid se tait, contemple son village endormi. A côté de nous est venu se coucher un chien jaune, efflanqué. Un homme approche, Farid se lève pour l’accueillir. Il faudra remettre le monde sur ses pieds. Le jour se lève sur cet autre 17 octobre. Nous vérifions méthodiquement, déliant nos gestes les uns après les autres, que nous pouvons encore convoquer l’Histoire aux arêtes acérées, qui compénétre nos vies et croit pouvoir les soustraire.--joël jégouzo--.