MARTIN WALSER : ACCEPTER LA TERRIFIANTE NORMALITE…
Parmi les écrivains allemands de sa génération, Martin Walser était bien le dernier à n’avoir pas abordé la période de la Seconde Guerre mondiale. Qu’est-ce qui pouvait bien le retenir de le faire ? Quel scrupule, sinon l’ambiguïté de l’exercice, quand désormais ses termes en étaient convenus ? Longtemps Martin Walser s’interrogea sur la validité de ces retours sur le passé, qui nourrissaient désormais un quasi genre littéraire, et pas seulement en Allemagne. Il crut y déceler quelque chose comme un manque de justification du présent, voire, pire : la volonté d’offrir au passé un présent enfin convenable, quand nombre d’auteurs demeuraient à ses yeux dupes des mensonges du passé. Pour ne pas y sombrer à son tour, il se résolut à n’écrire qu’en essayant d’accueillir le passé tel qu’il fut : le nazisme dans sa banalité quotidienne, sa familiarité, les convivialités intrigantes qu’il dessinait, la terrifiante normalité que les allemands avaient accepter de vivre. Son livre lui valut le Prix de la Paix en 1998, et provoqua une énorme polémique en Allemagne.
Né en 1927, Martin Walser n'avait pas même six ans quand Hitler arriva au pouvoir. Il en avait dix-huit à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Douze années sous Hitler, qui sont précisément celles qui informent son roman, largement autobiographique.
Le petit Johann a donc six ans lorsque Hitler accède au pouvoir. Il vit près du lac de Constance. La pauvreté y était le lot quotidien d’un bourg où les gens avaient espéré cette arrivée au pouvoir dont ils pensaient qu’elle les soulagerait économiquement. Hitler aux commandes, se met peu à peu en place le mensonge du miracle allemand. Une communication bien rôdée, autour d’une politique économique inefficace en réalité, artificiellement prospère sous l’impulsion de la machine de guerre allemande, créatrice d’emplois, mais pas de richesses. La mère de Johann prend sa carte du parti : elle tient un restaurant, espère capter la clientèle des adhérents. Le père, lui, résiste à sa manière : il enseigne à son fils l’amour des langues, l’écoute de ces mots venus d’ailleurs que les nazis ne veulent plus entendre. Johann y grandit en liberté et curiosité pour cet Autre que le régime veut abolir. Voilà tout l’univers du roman, loin de la fresque historique, loin de tout héroïsme, au plus près de la vie que l’auteur vécut. Sans fard. Sans minauderie. Bien sûr, l’Histoire traverse les regards, les défilés et le prosélytisme nazi, les discours de Goebbels. Reste l’essentiel : la vie banale d’une petite ville de province, soulagée de n’être pas le théâtre d’un champ de foire plus horrible. Un petite ville pas vraiment concernée. Faisant le dos rond. D’une certaine manière, il y avait un vrai courage à l’écrire, cette terrifiante normalité que l’on voulait taire aujourd’hui.
Johann grandit, combat, finit par découvrir que seule la langue est source vive. En restituant à l’enfance l’innocence de sa langue, Martin Walser a cru ainsi la sauver des flétrissures de l’Histoire. Soldat de la Wermacht à la fin de la guerre, enrôlé de force comme tant de jeunes allemands d’alors, on lui a reproché sa trop grande retenue, à se contenter de dépeindre une existence presque heureuse dans cette petite ville des bords du lac de Constance, épargnée par les atrocités du régime même si l’idéologie nationale-socialiste s’y répandit aussi. La polémique prit ensuite de l’ampleur quand, en 1998, dans un discours prononcé à l'église Saint-Paul de Frankfort, Martin Walser affirma que le temps était venu de "tourner la page d’Auschwitz". Non qu’il fallait oublier, mais parce que, selon lui, la répétition des représentations finissait par faire entrer Auschwitz dans la banalité de la commémoration. L’argument peut se comprendre, même s’il ne peut s’admettre. Plus troublant, Martin Walser s’opposa à la remise à neuf périodique des camps. Là encore, l’argument peut s’entendre : faire des camps des musées ? Mais quelle muséographie mettre en place qui satisfasse les exigences de la mémoire et celles de l’esthétique muséale ?… On le voit, ce n’est pas en poussant des cris d’orfraie qu’on règle cette épineuse question de l’adéquation d’une scénographie artistique à son projet mémoriel… Martin Walser prétendait, lui, qu’à s’y engager, on finirait par instruire un rituel confortable qui n’interrogerait plus rien, ni personne. Refusant de mémoiriser le nazisme –ce en quoi on ne peut que lui donner tort-, Martin Walser plaidait pour le développement d’une conscience individuelle plutôt que collective. C’est là toute son erreur en somme : le musée est l’instrument privilégié de la mise en forme de la conscience collective, l’espace institutionnel qui délivre, pour les siècles à venir, la forme que la cohésion sociale doit prendre. La mise en forme de la conscience collective est ainsi l’affirmation nécessaire d’une vision du monde, capitale pour qui veut construire l’être-ensemble. --joël jégouzo--.
Une source vive de Martin Walser, traduit de l’allemand par Evelyne Brandts, coll. Pavillons, mars 2001, 440p., ISBN : 978-2221090446.