Lucien Jerphagnon : leçons d’espérances
22 Janvier 2013 , Rédigé par texte critique Publié dans #essais
Philosophe, historien de l’Antiquité, méditant obstiné de l’éternité qu’il attendait avec la gourmandise d’un Rimbaud, ne cessant de peaufiner l’art d’être différent de soi, l’ouvrage de textes posthumes de Lucien Jerphagnon publiés par les éditions Albin Michel, recueil de correspondance, d’articles, de conférences diverses, est absolument savoureux.
Savant, Jerphagnon n’a cessé de pointer la sagesse comme seul horizon de son érudition. Historien des historiens latins, toute sa vie il aura tenté de rédiger la chronique d’hommes et de femmes émerveillés, partageant avec eux cet émerveillement dont il a fini par faire l’intention même de l’Être de l’humain. Et Jerphagnon s’émerveille ici dans une langue truculente, balayant d’un geste las les afféteries de la rigueur académique, en vrai "barbouze de l’Antiquité" comme il aimait à se qualifier, qui sait égratigner les sots qui n’ont su faire parler aux Anciens que la langue de bois de leurs versions poussives. Passage truculent au demeurant que celui de sa correspondance où on le voit moquer ces conceptions malingres des traducteurs empêtrés dans leur orthodoxie, incapables de démêler les sacs de nœuds dont Augustin était familier, ou penauds devant les tournures épileptiques de Tertullien vouant ses commentateurs à l’à-peu-près pour le reste des siècles… C’est dans les propos de table qu’on apprend le monde antique, affirme Jerphagnon, dévorant toutes les littératures de l’Antiquité sans exclusive, les bribes, les notes, et même les piètres proses pour forger sa science des Anciens, revisiter avec un œil narquois le mythe de la caverne et dresser le portrait attendri de notre humanité couillonne, toujours obstinément tournée vers les ombres qui dansent devant elle, tant leur spectacle est rassurant. Un Jerphagnon raillant nos religions mais rempli d’une foi éblouissante de drôlerie, n’hésitant pas à pester contre l’autisme de la curie romaine, le sommeil dogmatique de l’église chrétienne domestiquant le christianisme pour le réduire à du compréhensible, sinon du consolant, et déguisant Jésus en "divin brave homme"…
Un Jerphagnon saluant Platon et ses lueurs d’espoir enivrant la philosophie d’un infini où l'errer. Un Jerphagnon pénétré de sa condition et se reconnaissant lui aussi parmi les prisonniers de la Caverne, notre condition indépassable et son secret peut-être, qui nous permet de vivre la nostalgie de quelque chose de plus grand auquel nous n’accédons pas, sans pour autant jamais cesser d’en côtoyer la plénitude, fondée comme notre seule espérance, son maître mot. Car c’est sans doute à ce prix d’aveuglement relatif que nous pouvons fonder l’espoir d’une societas humani generis. Alors quelles leçons de vie dans cette pensée de la dialectique assumée de l’Un et du multiple, seule capable d’exorciser les démons de l’hubris, cette démence qui menace toujours les hommes de croire qu’ils peuvent s’affranchir des limites du possible. Quelles leçons de pensée de la part de cet intellectuel affirmant qu’en philosophie nous ne ferons jamais mieux qu’entrevoir, convoquant le sage propos d’un Bergson avouant : "Je ne sais pas, mais je devine parfois que je vais avoir su"… C’est cela au fond, être philosophe : accepter que son message se dissipe dans une nuance de dérision, accepter cette leçon des grecs qui nous ont légué leurs philosophies pour nous donner à entendre qu’il ne fallait s’inféoder à aucune d’entre elle.
L'homme qui riait avec les dieux, Lucien Jerphagnon, ALBIN MICHEL, 3 janvier 2013, 380 pages, Collection : littérature générale, 19 euros, ISBN-13: 978-2226243096.
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