LINGUA FRANCA, L’USAGE METISSE DU FRANÇAIS
On le sait : l’unité linguistique de la France ne s’est opérée que très tardivement. Il n’y a qu’à lire les rapports d’inspection pédagogique du XIXème siècle pour comprendre en outre dans quelles conditions s’est opérée cette unification linguistique : brimades, sanctions, répressions, les petits ardéchois n’étaient par exemple pas à la fête, conviés à apprendre une langue qui leur était étrangère, enseignée qui plus était par des maîtres qui eux-mêmes ne la parlaient pas – en Haute Ardèche, les archives des rapports d’inspection des maîtres fourmillent d’observations truculentes à ce sujet, surtout pour la première moitié du siècle : quand un maître faisait moins de vingt fautes à sa dictée, l’inspecteur était aux anges…
On parla donc tardivement français en France. Tardivement, signifiant ici qu’il a fallu attendre la fin de la première guerre mondiale pour espérer entendre les français parler en français. Jusque dans la boue des tranchées, en 14-18, les ordres pleuvaient dans toutes les langues : il fallait sauver les restes de l’Empire défunt en sacrifiant encore des bataillons de bons et loyaux serviteurs étrangers, tirailleurs sénégalais et autres indochinois, enrôlés par abus de misère pour tomber sur des champs qui n’étaient pas les leurs. Et quant aux troupes formées des indigènes du terroir, ardéchois, bretons, etc., les ordres leurs demeuraient souvent opaques dans ces français approximatifs dans lesquels ils étaient formulés.
Et bien évidemment, le français que l’on "baragouinait" ici et là dans l’Empire n’était pas plus considéré que l’on avait considéré jusque là, dans ce que l’on continue d’appeler le trésor de la langue française, les apports des classes "dominés". Il n’est que de se rappeler la fameuse querelle des "gemmes", qui vit un Vauvenargues narquois entrer le sourire aux lèvres dans cette dispute visant à déterminer les origines d’un terme que les banquiers et les paysans semblaient se partager (le gemme, pierre précieuse, et l’action de gemmer, qui signifiait à la campagne greffer deux plantes). Les paysans ne pouvaient avoir fait preuve d’invention… Les banquiers, mais c’était bien sûr, avaient certainement créé le mot dans leur beau latin d’aigrefins… Or il fallut en rabattre… On oublia la querelle dès qu’il fut établi que la création relevait des paysans…
Pendant des siècles, les échanges entre riverains de la Méditerranée se firent dans une langue étonnante : la lingua franca. Méprisée, ignorée par les universitaires, les travaux de Jocelyne Dakhlia (EHESS) viennent aujourd’hui en révéler l’importance. Cette langue a surgi dans un contexte complexe, au sein de cet espace méditerranéen fragmenté en mille familles linguistiques, romanes, sémitiques, slaves, etc., articulant des clivages religieux sévères. Elle apparut semble-t-il dès le XIIème siècle, au Proche-orient, pour connaître son apogée à l’époque moderne. A quoi devait-elle son succès ? A la simplicité de son apprentissage, certes, indique Jocelyne Dakhlia, mais tout en soulignant ce qui, au fond, était sa caractéristique majeure et pour nous la plus intéressante : l’absence de dimension identitaire dans sa structure même, laissant le grain des voix filer comme il le voulait entre les rives de ces mondes allochtones.
Aucune des cultures concernées ne se l’appropria donc. Essentiellement parlée, sans postérité littéraire, sa forme resta labile, ouverte aux apports, sans cesse renouvelés. Une langue qui ne connut pas non plus le phénomène de la créolisation. Mais pour le monde cultivé d’alors, un jargon. Dépréciée mais efficace, avec son socle roman, franco-provinçal plus exactement, italien sur les versants du Levant, espagnol au Maghreb, s’enrichissant de mots arabes, turques, etc. Il n’est pas jusqu’à Molière qui ne s’en soit fait l’écho dans ses pièces (cf Le Bourgeois gentilhomme).
Une langue dont l’usage, étudie Jocelyne Dakhlia, ne se limitait en outre pas aux seuls échanges entre maîtres et esclaves, comme on a pu le croire longtemps, mais partagées entre esclaves, razziés de tous les coins du monde, l’apprenant pour communiquer entre eux et s’assurer d’un espace où témoigner de leur condition. Mais aussi nous apprend-elle, la langue des marchands et des populations urbaines, poussant même ses mérites jusque dans les négociations diplomatiques.
C’est la colonisation française qui mit fin à cette expérience linguistique. Au départ, on fournit aux soldats de l’Expédition d’Alger (1830) des lexiques en lingua franca. Mais très vite son usage fut interdit, pour être remplacé par celui du français. Ironie du sort, de nos jours, une lingua franca s’invente de nouveau en Algérie, dans les relations marchandes entre algériens et… chinois. Ailleurs, en Afrique par exemple, un français s’invente, truculent, comme dans le cas des romans de Janis Otsiémi, spectaculaire, véritable indigénisation de la langue française, la déployant dans de nouvelles ressources langagières, trépignant de trouvailles en richesses, inventives à l’extrême et ne gaspillant jamais son français en formulations marmoréennes. Une chance pour nous qui parlons trop souvent notre mauvais français d’apparat : l’espoir d’un monde plus complexe !
J. Dakhlia, Lingua franca. Histoire d’une langue métisse en Méditerranée, Actes Sud, 2008, 591 pages, EAN13: 9782742780778http://plurilinguisme.europe-avenir.com/index.php?option=com_content&task=view&id=2127&Itemid=88888944
Article du Monde du 17 février 2010, sur l’usage d’une langue cassée entre chinois et algériens.
NRP, septembre 2010, n°619, issn : 1636-3574, 7,50 euros
Janis Otsiémi, La Bouche qui mange ne parle pas, éditions Jigal, septembre 2010, 15 euros, ISBN 978-2-914704-73-1
http://www.k-libre.fr/klibre-ve/index.php?page=livre&id=1058
Observatoire européen du plurilinguisme :