Les mémoires reléguées des exclus de l’Histoire de France.
On avait eu le devoir de mémoire, voici ses guerres… Sous la direction de Pascal Blanchard, l’un des historiens les plus pertinents de l’université française contemporaine.
Une réflexion minutieuse dont les conséquences vont bien au delà du simple rendement de l’Histoire savante, ouvrant par exemple directement à l’interpellation politique et à la compréhension du malaise social qui traverse la société française. Une étude savante en prise avec son temps donc, travaillant au corps l’identité nationale. Exploration des mémoires endolories de la Guerre d’Algérie bien sûr, mais aussi celles d’Indochine, la colonisation n’en finissant pas d’apparaître un schème explicatif congruent pour scruter les malaises des banlieues abandonnées, des cités ghettoïsées.
Le temps des guerres mémorielles est donc venu. Vingt-cinq chercheurs se sont mis au travail. Un début. Après qu’on a voulu prévenir, sinon enterrer, ces retours de mémoire intempestifs en évoquant les abus de la mémoire pour les uns, les dangers de la concurrence des mémoires pour les autres, avec en perspective la nécessaire ré-élaboration du récit national, qui peine toujours à se reconstruire sous les coups de buttoir de l’articulation Mémoire / Histoire, articulation qui est devenue le paradigme majeur du débat intellectuel français contemporain. Un couple qui trouve ici sa pleine efficience pour devenir audacieux, enfin, et novateur. Car au centre de cette opposition (l’Université contre la société civile), il y a la reconnaissance, rien moins, des histoires de France ignorées. Et la volonté de prendre acte de l’existence d’une demande mémorielle sociale énorme, qui témoigne des frustrations de larges couches de la population française. Fils, aujourd’hui petits-fils d’immigrés en réalité, interpellant les cadres à l’intérieur desquels on a voulu circonscrire les études jusque là admissibles, qui délimitaient cependant par trop leur périmètre à l’intérieur de l’espace territorial français : la dimension strictement nationale de la mémoire, nous rappellent-ils (quelle chance pour la France, quand on y songe !) est une configuration trop peu opérante.
Voici donc les exclus de l’Histoire de France, avec leurs mémoires reléguées, petits-enfants d’Indochine, des Antilles, Kanaks, troisièmes générations issues de l’immigration maghrébine toujours en demande de la reconnaissance du martyre de leurs pères, qui viennent frapper aux portes de la Mémoire Nationale –mais se voient toujours refuser l’accès à une mémoire partagée…
Pascal Blanchard analyse finement le processus de refoulement qui a été à l’œuvre dans cette histoire. Jusque dans les années 90, les attentes des enfants d’outremer furent marginalisées pour garantir une pseudo paix sociale. Mais vint le temps des revendications militantes. Ils voulurent des stèles, des signes mémoriaux de l’Etat, une poussée revendicative qui permit enfin que ce passé devînt visible au tournant du siècle, tant les douleurs mémorielles étaient vives. N’en déplaise à la Gauche, qui a abandonné ce terrain – on se rappelle la campagne de Ségolène Royal, n’en disant pas un mot : pour elle, la page était tournée. Tandis que la droite républicaine reprenait des mains du front national la parole sur ce passé, de la pire des façons bien entendu : on se rappelle le Discours de Dakar (26 juillet 2007), si injurieux à l’égard du monde africain. Mais même sur terrain miné, l’idée avance qu’il y a là un véritable enjeu pour la société française. Car les conséquences de l’histoire coloniale sont toujours perceptibles, nous rappelle Pascal Blanchard. Il existe même une vraie fracture coloniale qui traverse de part en part notre monde et dont on aurait intérêt à comprendre les mécanismes, de peur de nous voir emporter dans une tourmente légitime.—joël jégouzo--.
Les guerres de mémoires : la France et son histoire, sous la direction de Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson, éditions La Découverte, coll. Poche, n° 321, avril 2010, 335 pages, 12 euros, ISBN 2707160113.