Les gestes blancs, de Gianni Clerici – comment lire un roman ?
1939, en Italie fasciste. Au monde qui s’effondre, Clerici oppose la claire conscience d’un enfant s’éveillant à sa vie.
Giovannino a huit ans. Il vit à la villa Géranium, entouré de sa maman, de sa grand-mère et d’une gouvernante russe excentrique. Son père séjourne en Afrique orientale. La famille est aisée et lui donne une éducation raffinée, sensualiste plutôt que le catéchisme des jésuites. Sweet, son professeur de tennis, l’initie à l’art de danser autour de minces lignes d’asphalte. Près du filet, les empreintes des glissades dessinent de fugaces figures de ballets. Giovannino est fasciné par la Pirelli, cette petite balle blanche aux rebonds mathématiques. Un jour, le directeur de l’école convoque ses parents : pour quelles raisons l’enfant consacre-t-il ses samedis "fascistes" à une activité anglo-saxonne ? Puni, il se voit contraint d’endosser l’uniforme et de défiler dans d’immondes godillots cloutés. Mais dès le lendemain, il ose, sans malice, se rendre à l’école en pull-over blanc : sa tenue de tennis ! Il est chassé de l’école comme "élément préjudiciable à la santé morale de ses camarades".
De courts chapitres brossent à petites touches subtiles l’éveil d’un enfant à la société des adultes. On peut certes se demander quelle peut être la force de dénonciation d’un roman stigmatisant en 1960 l’Italie fasciste des années trente. Nous sommes loin, ici, d’un Feuchtwanger dénonçant avec Simone, en 43 la France du grand renoncement. Peut-être faut-il alors lire le livre autrement : roman de l’initiation sportive, récit d’apprentissage, l’auteur enchante par l’adresse de sa prose et la force de sa description du monde du tennis, dont il fut une grande figure lui-même. Et l’essentiel serait là, malgré l’idée saugrenue d’un arrière-plan, d’un décor comme on le dit au théâtre, organisant notre compréhension, orientant notre lecture, pointant l’ordre des satisfactions. Tout de même, quel décor étrange que celui de l’Italie fasciste, gagnant à coup sûr notre cœur, confiant pour ainsi dire notre lecture à quelque commune sympathie, unanimement partagée ou peu s’en faut, mais nous y conviant aujourd’hui, pas hier, certain de tous nous y retrouver dans la condamnation d’un monde que nous n’avons pas éprouvé. Il va sans dire, oui, qu’il y a là une gratuité qui m’exaspère. Comme m’exaspère ce supplément d’âme requis dès l’abord du texte, quand tout est joué déjà et qu’ils furent peu nombreux à l’avoir dénoncé quand il fallait le dénoncer. Alors pourquoi cet après-coup, quand l’écriture en outre enchante tellement par la délicatesse de sa prose qu’elle en devient suspecte, si au fond, l’art du conteur n’avait eu pour objet que le tennis et non Mussolini ? Pour que l’histoire nous rassure sur notre compte aujourd’hui ? Elle le fait poliment, oui. Courtoisement. Nous invitant à prendre part à ce plaisir d’un texte plaisant. J’ai aimé l’écriture, il va sans dire, et la manière de conter une histoire somme toute difficile. Mais pour finir par m’étonner et me décourager de ce genre de littérature où la pratique de la vertu est de bonne conscience. Elle s’est mise à incarner à mes yeux cette prose qui prétend rendre l’art essentiel, mais ne fait que l’évider dans une cause de trop bon aloi. L’art, dont je suis bien certain qu’il est essentiel, fait faux bond ici, finalement. La narration est devenue trop sociable plus que sociale, mémorable plus que mémorielle, témoignant de l’état d’une culture courtoise capable de fermer demain les yeux sur les massacres à venir.
La vie, menacée par la trajectoire d’une balle de tennis, crépite sous chaque pas, grenade, mais ferme les yeux sur ce sol de terre battue où les corps gisent vraiment. Clerici a fait du monde un thème, de l’Italie fasciste un genre. Et de nous tous, les assommants messagers d’un "plus jamais ça" galvaudé, à peine un rite de consolation, qui ne sait éviter qu’aujourd’hui l’on s’en prenne partout dans le monde à d’autres populations pas moins menacées que celles qu’il met en scène dans son hier commode.
La vérité muette et barbare de cette réalité là, sa bonne volonté d’écrivain ne nous en préserve pas ou plutôt, elle ne nous préserve que d’une chose : d’avoir à faire face à cette réalité plus douloureuse qui déjà affecte notre Histoire commune.
La vie au rebond des balles de tennis. Fuse. L’aurait dû en définitive, pelote de nerfs sur le vif d’un écorché plus saignant, non cette lanterne d’une lecture oisive, consensuelle.
Et tout bien réfléchit, il y a à mon sens une plus grande quantité de Mal dans ce genre romanesque que de ce Bien qu’il prétend soutenir : son texte n’empêchera rien, encore une fois, qui vise à empêcher que le passé ne se reproduise. Mais quoi ? ça a déjà eu lieu, serions-nous tenté de lui opposer. Il ne revêt aucune conscience du tout. Et la balle de tennis y fait un bruit désagréable, dont les rebonds sont à vrai dire terrifiants.
On peut, il est vrai, éprouver pour le gamin du texte un sentiment réel d’empathie. L’enfance émeut dans ses résistances fragiles. Mais il y a là une bien étrange éthique, qui n’advient que de ce qu’un enfant soit planté dans ce décor, attisant une lecture compassionnelle bien suspecte : qu’est-ce que cette requête archaïque ? A quoi ce personnage d’enfant doit-il toucher en moi ? Où est-il tapi en moi ? Dans quelle pré-histoire que le récit ne sait pas enrayer ? Qu’il soit bien difficile de redevenir un cœur simple ? Cette hauteur morale captive, peut-être, partagée de force…
Mais quand on referme le bouquin, en quelques secondes la vie se charge de corrompre cette taille éthique que l’ouvrage vous a faite. Peut-être est-ce pour ne pas en perdre la mesure que de tels livres sont faits ? Pour nous donner la certitude que le visage de l’horreur n’est pas le nôtre. L’enfant aux gestes blancs survit dans son pull de tennis fièrement posé sur la table du salon… Avons-nous réellement grandi à le côtoyer ? La bonté de sa narration comble le lecteur. Sa vie, comme un événement excessif, a soulevé les nôtres, les lestant de leur poids d’amertume. Le petit théâtre qu’il a construit séduit. Je le vois bien. Pour tenir bon contre la nuit qui ne cesse de monter, comme un fugace répit, d’un bonheur de lecture qui demeure encore une fois bien étrange. A propos de ce bonheur de la lecture, Dorothy Hewett affirmait qu’il ne pouvait être désormais que celui d’une époque où la littérature était devenue un art perdu. Egaré, abîmé si l’on veut, corrompu. Si bien que ce plaisir serait celui d’un mort déplorable, enfermé dans sa bienséance…
Les gestes blancs, Gianni Clerici, traduit de l’italien par Nathalie Castagné, éd. Viviane Hamy, mai 2000, 224p., 20 euros, ean : 9782878581263.