Les Employés, de Siegfried Kracauer
L’ouvrage parut en 1929. Les nazis s’empressèrent de l’interdire. Et pour cause : le projet de Kracauer était rien moins que de tenter d’arracher cette classe sociale à sa narcose idéologique. Car Kracauer avait pressenti le rôle funeste que les employés, pris au piège de la fiction d’une identité bourgeoise, alors que par leurs conditions matérielles ils se trouvaient dans la même situation que la classe ouvrière, allaient jouer dans cette période de prise de pouvoir par les nazis, voire celui, fatal pour la nation allemande, qu’ils endosseraient après.
Trouble fête, Kracauer l’était au plus haut point lui qui, journaliste, refusait de n’être que l’observateur attitré de la société allemande et prétendait par ses papiers accéder à une intervention critique dans l’espace public. Trouble fête encore, il l’était du monde universitaire, bousculant son orthodoxie malingre pour produire une pensée qui fut saluée dès les premières livraisons de son enquête comme la plus innovante que les sciences sociales aient connue, bien que Kracauer y ait rompu avec toutes les règles de la pensée universitaire, refusant d’y voir là le moindre salut pour l’esprit.
C’est que, marxiste, Kracauer n’avait pas oublié que la première tâche du marxisme était de tenter de produire la conscience la plus juste possible. Marxiste, son intuition, un présupposé si l’on veut, s’avéra particulièrement fécond d‘affirmer cette certitude qu’avec la classe des employés, on était en face d’une fausse conscience. Que cette conscience qu’on leur fabriquait et qu’ils endossaient avec complaisance, ne pouvait que les entraîner à demeurer aveugles, sinon étrangers à la réalité concrète de leur vie quotidienne.
A la genèse de ce constat, des études statistiques montrant le hiatus existant entre les conditions de vie matérielles des employés –salaires, habitat, précarité, paupérisation, etc.- et leurs discours et autres pratiques culturelles ou usages de la ville.
La ville, c’est Berlin, ville par excellence des employés, marquée par leur culture, transformée par elle. Kracauer arpente Berlin dix semaines durant, de jour comme de nuit, se rend sur les lieux de vie, de travail, de loisirs des employés. Il lit leur presse, fréquente leurs cinémas de quartier, écoute leur radio, leurs musiques, voit leurs films, lit leurs romans, les fait parler, accède même à certaines correspondances privées, entrant dans leurs appartements, goûtant leur cuisine, étudiant leur cadre de vie, la décoration des appartements, des chambres, scrutant leur sociabilité, bref, avant l’heure, se livrant à ce que l’école de Chicago nommera plus tard l’observation participante.
Kracauer explore en outre les espaces culturels qu’ils s’approprient ou qui leur sont dédiés, observe cette culture de masse qui émerge déjà et qui l’intrigue tant, tout comme il ne cesse d’interroger la fonction du cinéma dans leur urbanité, allant jusqu’à fouiller la nature et la circulation des images de la vie, du cinéma à la presse papier, images d’une vie aseptisée, embellie, et dont le principe moteur semble d’être d’escamoter la réalité sociale. Kracauer ne cesse non plus d’étudier les idéologies véhiculées par les trames narratives, des conversations les plus anodines aux études les plus doctes. Il étudie ces instruments de distraction qu’on développe alors et dont il vérifie combien ils recouvrent la désolation qui règne parmi les employé. La culture et le sport pour horizon de soi, mais une culture faite pour mystifier une classe et lui faire oublier ce qu’il en coûte de s’asservir pareillement.
Car le constat qu’il fait est d’abord celui de la précarisation objective des employés allemands. Une précarisation que tous s’entendent à dissimuler, dissimulation qui elle-même ne cesse de révéler cette fausse conscience butée qui ne veut rien tant que prendre acte d’un prétendu clivage qu’il faut maintenir coût que coûte entre eux et les ouvriers…
Kracauer pose ainsi la diagnose d’un monde qui s’effondre et escamote cet effondrement. Le pire est à venir. Le pire viendra, il en est sûr. Il ne s’est pas trompé.
Mais son geste intellectuel vaut aussi pour sa singularité méthodologique. A l’intérieur de son analyse, Kracauer ne cesse de laisser affleurer de l’hétérogène. des bouts de dialogue dont il ne sait que faire, des descriptions, des commentaires…. Le tout dans des agencements qui permettent d’esquisser des interprétations. Comme dans une sorte de collage expressionniste dont il faut ensuite explorer les sens qu’il peut prendre, incongrus parfois.
Face au désarroi épistémologique des sciences sociales, sa méthode s’avère payante. Ecrit mosaïque, premier du genre sans doute, Kracauer nous dit quelque chose de ces rapports difficiles que la théorie entretient avec l’écriture et ses modes d’appréhension de la réalité avec le réel. Il expérimente ainsi une stratégie littéraire sans équivalent à son époque, pour tenter de répondre aux apories inhérents à la sociologie. Contre les faits méthodologiquement purs qui constituent le socle des sciences sociales, bien commodes en réalité dans leur souci d’accueillir les concepts pour mieux leur répondre, il construit une sorte de réalisme intellectuel méthodologiquement hétérodoxe, qui reste certes une configuration intellectuelle déroutante, mais ô combien éclairante…
Les Employés, Siegfried Kracauer, éd. Belles lettres, coll. Le goût des idées, sept. 2012, 145 pages, 13 euros, ean : 978-2251200170.