LES EMEUTES LIBERTAIRES DE JUIN 1780, A LONDRES
Un livre tout entier consacré aux fameuses journées de juin 1780, à Londres, à une époque où ce genre d’émeute était hebdomadaire. Il est vrai que dans ce XVIIIème siècle britannique, l'insurrection était alors la forme habituelle et périodique de la protestation sociale, dans un pays où le débat social était mené comme une guerre –on sait en France, aujourd’hui encore, ce que cela veut dire…
Mais des émeutes festives, troublantes justement par ce caractère de liesse désordonnée, déroutant les analyses politiques et les hommes de Pouvoir tant leurs visées ne pouvait se comprendre dans le cadre des discours habituels (aujourd’hui encore). Emeutes joyeuses, "émotions populaires" comme on le disait alors non sans mépris dans les classes supérieures, provoquées par le ressentiment général d’un Peuple quotidiennement humilié, asphyxié, biffé des tablettes de l’Histoire. Emeutes farouchement arrosées de gin et tournant au délire collectif, à la débauche bachique, Sa Majesté la Foule soudain prise d’une folle envie de cuite mémorable, quand bien même elle se terminerait par une douloureuse gueule de bois -mitraille, prisons et lois iniques au réveil.
Des Emeutes séminales dans l’histoire qui s’ouvre alors en Europe et pour le monde, parce que cette première insurrection prolétarienne de l’ère industrielle fut pour les ouvriers l’occasion de la révélation fulgurante de leur être-ensemble : ils découvrirent en effet soudain qu’ils formaient la force centrale de la société urbaine naissante et en faisant front, ils révélèrent à toute l’Europe qu’ils pouvaient devenir une classe sociale non seulement moteur de l’Histoire, mais capable d’abattre des bastilles.
C’est cette histoire, dans la plus grande ville du monde d’alors, que décrit le présent essai. Heure par heure, une poignée de journées exceptionnellement documentées, fascinantes à bien des égards pour quiconque veut construire une réflexion de classe, mais surtout, au regard de leur caractère anarchique, pour quiconque veut comprendre le sens profond du soulèvement populaire.
Les Conservateurs sont au pouvoir, ruinés par leurs coûteuses guerres. Ils se préparent à voter des lois iniques bien sûr, car il leur faut de l’argent, et beaucoup, pour mener à terme leur politique dispendieuse. Accessoirement, ils ont besoin de troupes fraîches, qu’il pensent puiser cette fois dans les milieux catholiques. Aussi s’emploient-ils à monter les religions les unes contre les autres pour mieux diviser un Peuple déjà exsangue, sur des clivages ouvertement xénophobes –voilà qui nous rappelle quelque chose.
Des foules dépenaillées parcourent la ville en tous sens, s’agrègent aux manifestations organisées sans trop savoir pourquoi. Pétitionnaires et peuples des ruelles confondus, "nègres" rescapés de l’esclavage antillais (7% de la population londonienne !). Des leaders tentent de structurer cette agitation qui leur échappe, part dans tous les sens, en conduisant la foule du matin, énorme, devant le Parlement. La Représentation Nationale se voit soudain sommée d’agir. Elle est encerclée, isolée, bousculée. On attend des élus des réponses, ils discourent et tergiversent comme à l’accoutumée, ou dénoncent la manipulation d’une foule "visiblement" peu politisée, enrôlée contre son gré dans une lutte dont elle comprend mal la finalité. Que veulent au juste ces loqueteux ? Rien, précisément. Rien, politiquement s’entend, ou plutôt non, ils veulent tout : abattre le Pouvoir et peut-être même, "Tout Pouvoir"…
L’incongruité bouffonne de la situation saute bientôt aux yeux de tous : une partie de la foule se disperse tandis qu’une autre prend en otage les parlementaires. La nuit, les insoumis s’arment de gourdins, de hachoirs, s’enivrent. Des gueux avinés affluent sans cesse, qui veulent simplement voir flamber les bagnes et semblent ne désirer qu’une chose : la fin de ce vieux monde corrompu.
Ils envahissent la ville, courent dans tous les sens, s’éparpillent. Impossible de centraliser l’action : la foule ne veut pas prendre le Pouvoir, elle veut l’abattre.
Les gueux se rassemblent, s’égaient littéralement dans Londres, pactisent avec les forces de police dont nombre d’entre elles rallient les bombances improvisées ici et là. Les émeutiers brûlent des bâtiments, pillent les magasins de luxe, mais dans un incroyable climat bon enfant ! Peu d’échauffourées, peu de blessés, ils ne montent aucune barricade qui viserait à fixer un front, ne s’enferment pas en ghettos dans leurs quartiers mais déferlent tout simplement, partout à la fois, au pas de course plutôt qu’ils ne défilent sous un rassemblement unitaire dont l’objectif politico-symbolique aurait été mûrement réfléchi. Et c’est bien la force de ce mouvement que cette dispersion, cette foule sans stratégie qui ne livre aucune bataille, va et vient sans que l’on puisse la circonvenir dans la ville : elle gagne.
Certes, dans les jours qui suivirent, sept mille soldats en armes venus de l’extérieur de Londres furent envoyés pour maîtriser la situation. Ils plongèrent alors la ville dans un bain de sang, mirent le feu à Londres, instaurèrent le carnage généralisé. L’essentiel n’est pas là. Il est dans l’analyse que l’on peut faire de l’essence même de ce mouvement, moral s’il en est, attaché à défendre une seule valeur, celle de la vie humaine.
Un soulèvement populaire n’a pour objet que de faire tomber un Pouvoir, pas d’en relever un autre. Construire le Pouvoir n’est pas l’objet des émeutes populaires, qui sont en réalité de grandes protestations morales.
C’est en cela que les minorités sont morales, en cela que le désordre est moral, en cela que l’éthique se révèle un puissant levier d’action révolutionnaire.
Les soulèvements populaires sont une formidable machine à abattre les bastilles. Des machines non politiques qui pointent l’essentiel de ce qui fonde l’homme dans son humanité : sa dignité pour l’autre.
Prenant conscience de soi, Sa Majesté La Foule soustrait l'individu à lui-même et l’entraîne dans le cercle d’une vie supérieure. Balayant l’utile elle pointe le Juste. L’ambition morale de ces mouvements n’est ainsi pas de changer l’homme mais de changer la vie sociale, en y réintroduisant le devoir de justice. Et c’est au nom d’une philosophie de l’Homme, larvée, à peine murmurée, que l’émeute s’élance et énonce la seule norme qu’un Etat doive tenir, qui est celle de l’égal respect des personnes. Traiter l’individu comme fin, non comme moyen. Distinguer nos droits de citoyens des conceptions de la Vie Bonne qui se font jour ici et là, entendu que nul ne peut définir à la place d’autrui ce que doit être sa Vie Bonne.
La finalité des mouvements populaires est de fixer une limite morale au gouvernement en place. De lui rappeler par exemple sa nécessaire neutralité devant les fins, de lui rappeler que la norme d’égal respect des personnes, seule, fonde la légitimité de son action Publique. Entendu ainsi, cela signifie par exemple que l’Autre doit être perçu comme un autre sujet ayant sa propre perspective qu’il faut respecter. C’est en cela que les mouvements populaires nous donnent le sentiment de redonner des couleurs aux nations qui les portent : ils ré-humanisent la société, parce qu’ils l’inscrivent dans une visée éthique de Justice et de Dignité de l’Homme pour l’Homme.
Beau comme une prison qui brûle, de Julius Van Daal, éd. L’Insomniaque, avril 2010, 94 pages, 7 euros, ean : 978-2-915-694451.