Les cerises de Ghirlandaio
Il y a dans le couvent de San Marco, à Florence, une fresque de Ghirlandaio tout à fait étonnante, qui représente la Cène, avec une table parsemée de cerises. Ghirlandaio est le seul, à ma connaissance, qui ait parsemé ainsi la Cène de cerises.
Intrigué, j’en ai posé la question à un historien de l’art, qui m’a affirmé qu’en fait Ghirlandaio avait fait un séjour à Lyon et que c’est dans cette région qu’il en était revenu avec l’idée de peindre ce fruit sur la table de la Cène parce que la guigne, cette cerise à chair ferme, toute petite, que l’on cultivait dans la région lyonnaise, avait pris le sens qu’on lui connaît aujourd’hui, de malchance.
J’ai cherché dans d’épais dictionnaires, mais je n’ai trouvé nulle trace confirmant cette hypothèse. Furetière par exemple, pensait que le nom de cette cerise venait d’une ville de Picardie. A ses yeux, c’était principalement dans le nom de guignon que le mot revêtait ce sens du malheur, mais au jeu de cartes, et dans une France bien postérieure à celle qu’avait pu connaître Ghirlandaio.
Pour d’autres, cette cerise avait d’abord poussé en région parisienne, ce qui expliquait sa taille et son acidité : elle ne parvenait jamais vraiment à maturité.
Pour Gilles de Ménage, le mot venait d’Espagne. Dans son Dictionnaire de la langue françoise, le mot espagnol guinda est référencé comme la vraisemblable origine de notre guigne. Selon lui le vocable avait bien transité par Lyon, dans le vocabulaire des médecins, mais sous la graphie de guines, que ces médecins avaient dérivé d’un grec "vulgaire, corrompu" par le turc…
D’autres ont cherché ses origines dans le terme de guignot, qui était le présent que faisaient les parrains bourguignons à leurs filleuls le premier de l’an suivant leur année de baptême.
Le mot du reste fut utilisé par Philippe Le Bon en 1424, mais on en trouvait des traces dans les registres de la Chambre des Comptes de Dijon en 1414.
Dans le glossaire des Noëls bourguignons, il était par contre inscrit sous la forme quignes.
Pour d’autres encore, le mot semble hérité du francique wihsila, terme qui désignait nos actuelles griottes, et encore, devait-il ses transformations à son passage par l’ancien haut allemand. Mais cela n’expliquait pas le n que l’on retrouve dans les formes dialectales, romanes et provençales.
Ce qui autorisa d’autres linguistes à affirmer qu’en fait il nous venait tout droit du latin vinea, qui désignait alors un fruit ayant l’acidité du vin. Les nombreux dérivés du terme pouvaient en effet rendre assez bien compte de l’ensemble des variantes que le mot a connu.
D’autres encore affirment qu’il vient du verbe guigner (1175), recueilli du gallo-romain, venu lui-même du francique via cette fois encore le détour du haut allemand, et qui aurait aussi signifié dans l’ancien français "faire signe de l’œil à quelqu’un", et dans plusieurs dialectes "loucher", regarder à la dérobée. Mais cela, bien plus tard que l’époque de Ghirlandaio.
Tous s’accordent à dire qu’il devint rare et ne survécut que dans l’expression "s’en soucier comme d’une guigne", où la guigne, sémantiquement, rappelait le petit fruit assimilé à une quantité négligeable.
La guigne, au sens de malchance, ou de malheur, n’est arrivée semble-t-il que très tardivement dans notre vocabulaire, au XIXème siècle. "Porter la guigne", "avoir la guigne"… On se rappelait encore au tout début de ce siècle qu’on l’employait autrefois pour parler des personnes qui louchaient. A Lyon en particulier, où le mot donna naissance à Guignol, celui qui cligne de l’œil, ridicule sinon horrible. Mais c’est Baudelaire qui lui donna ses lettres de noblesse si l’on peut dire, convoquant définitivement la malchance à son chevet.
Quant aux cerises de Ghirlandaio, leur mystère reste entier…
images : la fresque en question, et un détail.