LE TOUR DE FRANCE PAR DEUX ENFANTS, OU COMMENT INVENTER LA FRANCE
Nos arrière-grands-parents plan-chaient encore sur ce manuel destiné à l'édification de leur belle jeunesse.
Roman d'éducation à la française, ce Tour de France est le récit d'un voyage que deux orphelins lorrains accomplissent pour retrouver leur seul parent vivant : un oncle exilé à Marseille. André et Julien Volden ont respectivement 14 et 17 ans. Ils ont franchi clandestinement la frontière allemande qui sépare, depuis 1871, la "pauvre" Alsace-Lorraine de la France. Fidèles à la mémoire de leur père (mort en expirant son dernier appel : "France !"), ils n'ont qu'un but : vivre dans cette France qu'ils ne connaissent pas, mais pour laquelle ils nourrissent une définitive passion... d'orphelins ! Le message est limpide. Curieusement d'ailleurs, ils s'éprouvent comme séparés de la mère Patrie (Heimat, avoueraient-ils pour un peu, et en allemand encore, si on les y poussait), dans laquelle ils n'ont jamais mis les pieds, mais pour laquelle ils n'hésitent pas à quitter leur "pays". C'est du reste cette dialectique Patrie/pays que l'ouvrage met ainsi en œuvre, au terme de laquelle le premier terme devrait pouvoir transcender le second, en s'appropriant nombre de ses prédicats. Traversant donc les différents pays de France, dont ils relèvent soigneusement les complémentarités et non les différences, nos deux enfants ne cessent d'y inscrire le travail par lequel devrait s'accomplir l'unité nationale : la mise en ordre téléologique de son espace.
Car la France s’y affirme comme une géographie plutôt qu’une histoire ! Et pour cause : cette histoire n’est pas encore écrite, du moins, elle ne l’est que dans les couches savantes et aristocratiques de cet ensemble baptisé France par les grands géographes français du XIXème siècle, qui avaient opéré à ce renversement, préparé il est vrai par le concept d'année zéro de la Révolution (1792 : le français est rendu obligatoire sur tout le sol national constitué -il mettra encore des décennies avant de s'y établir). Mais il s'accomplit dans ce manuel avec une rare énergie, à destination des couches bourgeoises et populaires, sinon rurales. C'est donc dans cette sémantique du géographe –sinon du botaniste, sans doute pour enraciner dans la mentalité des futurs français (la population qui peuple l’espace géographique nommé France) l’idée du Droit du sol- que prennent pied les métaphores de la nation comme nation organique. "Le plus beau des jardins, c'est celui où il y a les plus belles espèces de fleurs. Eh bien, petit, la France est ce jardin". Or, dans ce jardin, l'histoire ne s'ouvre qu'au hasard de la promenade, comme autant de fenêtres sur l'imaginaire de la vie des Grands Hommes, au fond toujours la même malgré ses apparences de diversité : celle du service de la Patrie. Il n'y a ainsi plus aucune profondeur historique dans cette histoire qu’ils écrivent, mais un rapport de contiguïté que l’histoire entretiendrait avec l'espace qui l'exprimerait.
Pour en rendre compte, il faudrait au fond accomplir un détour par la langue anglaise, qui différencie nettement l'Histoire (history) des histoires (stories). La consistance de l'identité française ainsi décrite ne relève pas de la compétence historique, mais idéologique : elle est une storie, une fable à l’usage des enfants.
Une storie que l’on réinscrit dans une géographie politique dont la logique repose sur... l'état des forces de production ! Précisons que G. Bruno n'est pas marxiste...
Car ce que nos enfants découvrent, ce ne sont pas des terroirs mais des circonscriptions et des bassins de production. Bruno ne cesse de dresser l'inventaire non pas des traditions, mais des innovations techniques qui foisonnent sur le sol français –et sans doute pour concurrencer celles qui font briller l’Allemagne et l’Angleterre de mille feux.
De ce point de vue, l'épilogue écrit en 1904 est un monument dressés aux valeurs scientistes et hygiénistes : l'inventaire n'oublie rien, du train, de la photographie, de Pasteur, des rayons X, du télescope, du microscope, du sous-main, du cinématographe, du métropolitain... Bref, de tout ce qui, en soi, ne possède aucun caractère français…
Le génie français de l'universel s'universalise au point de se dissoudre dans cette modernité qu'il a eu tant de mal, au demeurant, à rallier... Etrange tour de France qui s'accomplit en tour du monde symbolique au Jardin des Plantes, où se trouvent rassemblés la flore et la faune du monde entier. Le paysage français ? Il est industrieux et entièrement assujetti à cette vocation moderne. Donc habile : il disparaît avec le "produit" qui l'avait façonné. C'est l'exemple des mûriers du Dauphiné, un paysage d'arbres exfoliés - les feuilles servant à nourrir les vers à soie -, dont il ne reste plus trace aujourd'hui.
L'amour de la France se conjugue avec celui de l'hygiène, du travail, de la fierté d'appartenir à la race banche( !), "la plus parfaite des races humaines". Il s'avance dès lors au devant de bien des déconvenues, bien des malentendus, bien des paradoxes, tiraillé entre les valeurs de la modernité et celles des "pays", enracinées dans les contraintes des solidarités de proximité. Si bien que le Tour de France s'achève de nouveau sur l'obstacle du terroir. La téléologie moderniste tombe alors en panne pour ouvrir au triomphe la spéléologie, si l'on peut dire, de la France profonde.--joël jégouzo--
Le Tour de France par deux enfants, G. Bruno, éd. Belin, coll. Edition scolaire, déc. 1985, relié, 331 pages, ean : 978-2701102528. Epuisé.
Images chapitre XLVIII, sous-titrée : la plus grande usine de l’Europe : Le Creusot. Les hauts fourneaux pour fondre le fer.