Le terrorisme, un concept piégé…
Frédéric Neyrat a tenté dans cet essai de comprendre la notion, qu’aucun débat théorique n’éclaire jamais en France. Peut-être parce que la clarté, en matière de terrorisme, n’est pas une affaire de vérité… Peut-être aussi parce que la confusion qui entoure la notion sert le langage politique d’annonces déployé depuis 1995 en France autour de cette question…
Il en prend pour exemple les déclarations d’octobre 2010 du Ministre de l’Intérieur : une menace, affirmait ce dernier, pesait sur l’Europe. Et bien sûr, sous couvert de Secret Défense, il n’était pas possible d’en dire plus… Incontrôlable, l’info le resta… Dans la bouche des Pouvoirs Publics, en outre, on ne parlait pas de menace réelle, mais d’une "possibilité crédible" ! Rien moins donc qu’une virtualité, qu’une fiction au sein de laquelle une éventualité devient une réalité ! Les services secrets sont devenus des opérateurs de croyance, selon la pertinente expression de Frédéric Neyrat, et le storytelling de la menace terroriste, qui ne recouvre guère qu’un monde de limbes, nous fait basculer dans un monde où la crédibilité tient désormais lieu de vérité…
Terroriste… La notion semble ne jamais avoir été aussi mal définie que dans les propos de Nicolas Sarkozy, jouant à loisir de son flou. Un flou qui lui assure une énorme rentabilité politique. On l’a vu dernièrement. Un flou capable d’accueillir n’importe quel criminel, n’importe quel phénomène, des paumés borderline aux supposés terroristes relâchés généralement dans la plus grande discrétion quelques jours après leur garde à vue. Un nom valise en somme, que l’on se garde de trop bien définir. Un nom pour donner corps à l’inhumanité du siècle naissant, lequel nom permet de dissimuler l’inhumanité de la terreur économique par exemple, bien réelle et qui tue très clairement et en très grand nombre encore. Un nom qui permet donc de sommer tous les autres maux, misère, chômage, pauvreté, de passer au second plan. Au nom de l’unité nationale.
Phénomène signifiant total, poursuit Frédéric Neyrat, il a aussi cet avantage que quiconque le dénonce, se retrouve automatiquement du côté du Bien. Voilà qui est commode ! Enfin, dans le monde d’aujourd’hui et la France d’aujourd’hui, car le même mot fut employé, ne l’oublions pas, dans d’autres circonstances et pour désigner des personnes "innocentées" depuis. Rappelez-vous les nazis qualifiant de terroristes les résistants au nazisme.
Le nom de terroriste est ainsi une appellation stratégique, sinon une combine sémantique faite pour masquer des opérations politiques. Un nom d’Etat en somme. Fait pour justifier tous les excès judiciaires (rappelez-vous les irlandais de Vincennes). Fait pour justifier tous les excès policiers. Voire suspendre la règle démocratique. Un concept littéralement aveugle en définitive, obscurcissant la réalité dont il veut témoigner, jusqu'à la rendre parfaitement inintelligible. Car de quoi parlons-nous quand nous parlons de terrorisme ? Qu’est-ce qu’un acte terroriste ? Que qualifions-nous là ? Une technique ? Une intention ? On l’interprète souvent comme une guerre psychologique. Il en serait la forme la plus violente. A ce compte, faut-il ranger dans la catégorie du terrorisme le bombardement allié sur Dresde, la veille du cessez-le-feu de 39-45, que les alliés maintinrent parce qu’ils voulaient, justement, terroriser les populations civiles allemandes, dont ils n’ignoraient pourtant pas que leur volonté de combat était nulle… Faut-il aussi ranger dans cette catégorie Hiroshima ?
Le concept est aveugle, on le voit, piégé, incapable de rendre compte de la pluralité des phénomènes qu’il recouvre. Al Qaïda serait vraiment derrière les quelques paumés des banlieues françaises qui s’en réclament ? Un concept aveugle et dont l’usage s’avère dangereux, y compris parce qu’il exhibe une possibilité presque domestique d’énoncer un acte soit-disant terroriste quand il ne serait que l’œuvre d’un délinquant en mal d’inspiration…
Analysant les matrices théoriques explicatives du terrorisme depuis 1793, l’auteur en montre l’ineptie : nous ne savons pas penser le terrorisme, et donc nous ne savons pas le combattre, parce que nous ne voulons pas le penser.
Qu’est-ce que le terrorisme d’aujourd’hui face à celui des années 70 par exemple ? Parle-t-on d’un seul et même phénomène ?
Et jusqu’où remonter pour en débusquer les prétextes ? Faut-il par exemple oublier de voir que la main de l’Etat n’est jamais la dernière à accourir auprès des terroristes pour leur confier des armes ? On sait comment la CIA a financé Ben Laden. D’où vient donc la Terreur ? D’où vient la destruction ? Le terrorisme ne serait-il finalement qu’une fiction soigneusement entretenue par les Etats démocratiques ? Et dans sa réalité la plus tragique, ne serait-il pas aussi quelque chose comme une énigme de la société du spectacle dans laquelle nous évoluons comme des forcenés ? Frédéric Neyrat explore une autre piste finalement, qui est celle d’un acte à prétention souveraine, instruisant la question du pouvoir sous un angle inédit, dévoilant l’état ultime de la souveraineté d’Etat et révélant l’exigence de terreur des états modernes, tout comme la guerre fut la violente révélation de l’essence de la politique. Et dans la perspective de la globalisation, reprenant les études d’Appurai, il nous laisse entrevoir comment la construction de minorités effrayantes peut être comprise comme une réponse à cette géographie de la colère dont nous ne savons que faire. Une réflexion à poursuivre, on le voit, dans son essai même, si nécessaire désormais.
Le terrorisme, un concept piégé, de Frédéric Neyrat, éditions è®e, 60 rue Edouard Vaillant - 94140 Alfortville / France, avril 2011, 224 pages, 17 euros, ean : 978-2-915453-53-9.