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La Dimension du sens que nous sommes

LE SIGNE RE-INCARNE : TERRITOIRE DE L’IMAGINAIRE PALESTINIEN

2 Avril 2010 , Rédigé par texte critique Publié dans #IDENTITé(S)

 

(Palestine une nation en exil-2/2)

nationenexilIl faut lire la puissante étude d’Abdelkebir Khatibi pour comprendre toute la richesse et la complexité de l’ouvrage publié par les éditions Actes Sud : seul un arabophone pouvait nous éclairer sur le chemin d’un tel système d’écriture, entrelaçant le lisible et le visible dans une égale prégnance.

Abstraction, géométries, sémantique, comment déchiffrer le paradigme des lectures qui nous sont offertes ?

Que faire de ces monogrammes au centre des gravures, qui rappellent les idéogrammes japonais ?

Que doit-on voir ?

Comment procède la lecture ?

Ici, nous dit Abdelkebir Khatibi, le poème est donné comme un visible, réalisant (dans le sens plein d’une incarnation) le programmatique ut pictura poesis des arts poétiques d’Horace. Car son lieu n’est autre que celui d’une rencontre, opaque depuis la seule culture occidentale, entre l’écriture et l’image. La poésie subit ici deux, trois, quatre transformations : des écritures la traversent, celle de la calligraphie qui restructure l’espace de la graphie selon une esthétique qui lui est propre, celle de la graphie arabe dont la corporéité, élevée ici au rang de dessin, suspend en maints endroits le rapport signifiant / signifié. Mais dans le même temps, tout comme le poème se voit suspendu par le geste du calligraphe qui le propulse dans un autre ordre de perception, la calligraphie elle-même est débordée par le pinceau du peintre (ces Monogrammes) qui en bouscule les règles séculières.

monogrammes.jpgPoème, calligraphie, gravure, un autre regard circule. La calligraphie a déstabilisé l’ordre de la lecture et sa durée, indique très précieusement Abdelkebir Khatibi. Elle en a détourné le sens, l’a contourné, l’a étiré, «séparant la langue de sa signification immédiate». Tout comme la langue a séparé l’image de sa visibilité immédiate, suspendant là encore littéralement le regard dans l’image, jusqu’à ce que les monogrammes, encore, qui sont pour Koraïchi une forme de pictographie, ne viennent de nouveau troubler la lecture «paisible» du poème pour la tirer du côté d’un imaginaire tourmenté – l’on sent monter dans les torsions du trait sous lequel le monogramme a surgi, tout un monde grimaçant de formes humaines torturées.

Et tout l’ensemble compose comme une langue étrangère qui ne cesserait de faire irruption dans cet imaginaire poétique. Une langue illisible, inintelligible – «L’Apparition de l’Etranger», nous éclaire encore Abdelkebir Khatibi. Un surgissement qui laisse deviner la trace de l’exil, la séparation d’avec la terre, d’avec le nom primordial et son pouvoir d’énoncer, pour dessiner en fin de compte l’Annonce d’un peuple que son étrangeté a fini par recouvrir.

L’ouvrage compose ainsi une sorte de scénographie de l’illisible, ouvrant le poème à son étendue criblée de signes, d’emblèmes qui ne cessent de percuter l’identité du signe, charriée sous son butoir comme l’est toute parole d’exilé.

laceur-des.jpgPour survivre dans la souffrance de l’errance, nous dit enfin Abdelkebir Khatibi, l’exilé doit décrypter l’émergence des signes et des langues « qui accompagnent de lieu en lieu la cartographie de ses stigmates ». Production de chiffre. Cette scénographie du simulacre et de l’utopie, avec l’écriture arabe en référence scripturale, construit dès lors une langue énigmatique, au sein de laquelle la lettre se détourne de sa lisibilité pour mieux jouer avec le signe et construire une sous-langue qui nous donne à éprouver la lancinance de la lettre au seuil de ses transitions figuratives. Ce que l’œuvre expose, au fond, c’est la Palestine dans sa remontée vers les temps du signe : elle montre en se cachant, exhibe un contenu qui ne cesse de se défaire.

Pourquoi, direz-vous alors, n’avoir pas tout simplement sacrifié à la figuration souffrante pour dire la Palestine ? Quand en France nous conservons justement de cette Palestine des images de souffrance sur le modèle de nos Piétas, par exemple. Parce que les auteurs n’avaient pas à nous convaincre mais à transmettre et recomposer l’intelligence de la Nation Palestinienne. Refuser l’iconologie de la souffrance, le martyrologue de Sabra et Chatila dans lesquels l’image de la Palestine se voit obturée ailleurs, sans pour autant évacuer ce martyre de sa mémoire, ainsi que les monogrammes l’assument, à totémiser la gravure de corps souffrants, mutilés dans des positions corporelles invraisemblables : le signe ré-incarné, territoire imprenable de l’imaginaire Palestinien, offert ici dans toute sa force, composant une homologie de structure parfaite entre l’exil de cette nation et la représentation qui en est faite - le sens est en exil, la forme est en exil. Alors, que doit-on voir ? La désignation d’une Lettre en souffrance, littéralement.
joël jégouzo--.

Une nation en exil : hymnes gravés , Suivi de La qasida de Beyrouth   Mahmoud Darwich, Rachid Koraïchi, traduction Abdellatif Laâbi et Elias Sanbar, Actes Sud, mars 2010, 140 pages, 39 euros, isbn : 978-2-7427-8722-7.

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