Le Saint Julien de Flaubert -de moins en moins de matière…
8 Juin 2011 , Rédigé par texte critique Publié dans #en lisant - en relisant
Il est invraisemblable que le mot puisse atteindre quoi que ce soit de vrai. L’ironie de Flaubert tient précisément à ce que, l’ayant compris, il ne cesse d’en mimer l’illusion : déroulant l’inventaire des signes à travers lesquels le monde nous est offert, le texte qu’il écrit n’atteint que lui-même. Mais sans doute n’était-il destiné qu’à cela : non l’amertume mallarméenne d’Igitur mais le désir du texte. Ironie de la réalité défunte aussi bien, où le verbe s’épuise dans l’inventaire roboratif du mot juste, le mot contre le souffle au fond, celui du comédien, à bien des égards.
Ce serait donc une erreur que de vouloir monter à la scène un tel texte. Est-ce bien sérieux cependant d’en parler ainsi, quand la critique nous le ferait passer pour l’ascèse d’un Flaubert aux prises avec la création –comme si l’affrontement quasi charnel aux mots portait en lui seul toutes les possibilités de dignité du théâtre…
Dans le dispositif scénique que l’on pourrait en faire, j’imagine comment la petite musique des mots pourrait faire craquer la langue : car ce texte est sublime de son vide que l’on entend partout. Peut-être faudrait-il tout retirer, le plateau, les éclairages, la musique, disperser le public dans une salle trop grande et poser au loin un comédien comme une présence incongrue, immobile et presque muet, car le moindre faux pas assourdirait le texte : c’est la syllabe qui fonde la scansion du saint Julien. C’est l’absence du monde qui fonde sa présence, si bien que l’ébauche d’un geste, si mesuré soit-il, l’éparpillement du son gênerait.
Il n’y a pas, en définitive, cette possibilité du corps à corps sensuel et violent de l’acteur au texte dans le Saint Julien. Tout juste le pari d’en provoquer le heurt. Armé de ces béquilles, l’acteur s’avancerait en un lieu où le texte ne dit plus rien. Il conterait Julien sous des murailles forcées déjà, le promènerait sans inspiration quand le texte ne cesse d’en produire l’absence. Le corps à corps du comédien se fonderait ainsi sur une méprise. «Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière », écrivait Flaubert (lettre à Louise Colet). C’est cela sa légende : de moins en moins de matière, les mots comme une récollection d’objets morts, le néant au bout, rien d’autre. A cet évidemment, l’acteur oppose naturellement son éloquence, un phrasé attentif à son propre écho -puisqu’il ne reste que lui-même, aux prises avec sa voix. Etrange intimité du coup, entre le public et ce dernier, qu’un vide indéfinissable menace, l’un et l’autre toujours sur le point d’y tomber et toujours retenus sur le bord de tomber par un geste, un bruit, si minime soit-il. Pesant déséquilibre, où ce que l’on partage est moins l’intimité d’une expérience commune que l’appréhension de voir tout cela rater. Dans la nudité de l’acte théâtral, souvent le regard traîne en quête d’une consistance qui se dérobe. Mieux vaudrait ne pas l’entendre ce texte et cependant il reste qu’à l’entendre on peut mieux prendre la mesure de l’absorption du réel dont il procède. Malgré lui si l’on peut dire, ou malgré le paradoxe d’un jeu sobre qui le maintiendrait sur les bords de tout personnage, quand le comédien réussit à nous donner le vide à entendre par le fait même qu’il le remplit. Qu’il dise où ça ne parle pas, en définitive, ne parviendrait pas à taire le silence de la machine flaubertienne. --joël jégouzo--.
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