LE PROPRE ET L’ETRANGER –à propos de projets de référendum…
J’aime bien cette idée empruntée à Otto Gross d’un déchirement pathologique de la personnalité. Un déchirement qui serait largement provoqué par les idéologies de la division, de l’exclusion, que nous connaissons désormais dans nos sociétés européennes, par exemple. Non comme une crise de civilisation –encore que-, mais de défiance à l’idéal républicain et démocratique qui aurait été le nôtre jusque là. Une défiance qui témoignerait pour ainsi dire d’une psychologie réactionnaire traversant de part en part ces sociétés, sinon leur inconscient, même si l’expression est abusive. Un inconscient produit, fabriqué de toute pièce, ainsi que le fait notre président-candidat quand il évoque les référendums de son éventuel prochain mandat, contre les chômeurs et les étrangers, lourds de présupposés désespérants. L’appel aux instincts les plus bas, relève-t-on à juste titre ici et là. Ce vocabulaire est le bon en effet, qui suggère qu’il s’agit bien de fabriquer une sorte d’inconscient qui rendrait enfin possible que nous puissions nous reconnaître entre nous, nous-mêmes (à savoir : par référendum).
Il serait donc question d’appeler chacun à exclure. A expulser. A condamner. A mettre la main à cette pâte là. Il serait donc question de mettre un terme à ce conflit intérieur que révélait Otto Gross entre le propre et l’étranger. Expulser l’étranger pour ne garder que le propre de la France, sinon du français… La prochaine révolution française que l’on nous propose vient ainsi d’adopter son visage. Celui de la France forte. Celui d’une morale coercitive. Capable de mettre fin au registre compréhensif qui est explicitement celui du modèle républicain démocratique, qui supposait un engagement quasi existentiel de tous auprès de chacun. Une fin qui s’accompagne de la promesse d’une familiarité cauteleuse : celle qu’un oui référendaire tracerait entre nous. Qui verrait sanctionner non seulement la fin des grands récits humanistes à la française, mais par l’accès de chacun au choix d’exclure, à ce genre de récit de soi que définissait un Ricœur, aux yeux duquel l’action de se raconter s’engageait d’emblée sur un front éthique. Car voici qu’on nous invite à écrire collectivement l’une de ces grandes pages qui ont fait la honte de l’Histoire de France. Une page dans laquelle il s’agirait d’interdire la possibilité même de l’épreuve de la confrontation à l’autre. Qui permettrait chacun de s’avancer nanti de cette fausse assurance qu’on lui aurait fabriqué : l’idem. Où chacun serait pour lui-même une instance du refus de l’Autre privée de toute éthique véritable. Car c’est bien ce qui se trame derrière ces promesses de consultation populaire : un pacte rhétorique enfermant l’être loin de toute prise en compte de la vie. L’effondrement même de l’institution du langage. Pas étonnant alors, qu’il y ait une telle homologie de structure entre le parler présidentiel que l’on nous a infligé pendant cinq longues années et les contenus politiques de ce parler…
Ce propre là s’annonce comme un ramassis de l’idem. Qui nous débarrassera de la question du "qui ?" dans le vivre humain. Qui nous délivrera de la trame narrative qui formait la richesse de humain : cette interrogation existentielle capable de produire en retour de la richesse sous l’énigme, qui est très exactement l’envers intime de tous ces discours identitaires qu’on nous inflige.
Exit le Mrs Dalloway de Virginia Woolf, L’homme sans qualité de Musil, La Recherche de Proust, ces grandes œuvres où la question de soi se présentait sous les espèces de la crise. Voici qu’on nous invite explicitement à rallier la cause des schizophrènes. Celle de la fondation d’un soi enraciné dans la pseudo continuité d’une identité nationale… Voici qu’on nous propose de battre des deux mains à l’idée d’une "fin du monde de la différence". Une fin quasi pathologique mais qui masquerait enfin la perte de toute confiance en soi, ouvrant sans qu’on y prenne garde à une véritable mutation psychotique collective, travestie par une sorte d’imbécile idéal du Moi français… Un manifeste éthique, veut-on nous assurer… Mais bien plutôt un symptôme engageant la totalité de la présence humaine dans une reconstruction délirante : un soi collectif national auquel le sujet viendrait s’abreuver jusqu’à plus soif pour s’édifier comme une sorte d’être-sous-la-main gavé de ses pittoresques assurances…