Le Parlement des Invisibles, Pierre Rosanvallon
Des déchirements décisifs sont en train de se produire dans la société française. Valls, après Sarko, y travaille sérieusement, tout comme Hollande, et les uns et les autres nous conduisent au point de rupture, pariant cette fois encore sur la poussée du FN pour éviter le spectre de leur chute commune. Je parle de l’UMPS, cette formule si détestable mise au point par le FN et qui finit par refléter la réalité de notre situation politique. Pour Rosanvallon donc, le symptôme, c’est la poussée du FN dans l’électorat français. Admettons, sans omettre toutefois de noter au passage qu’il ne condamne en rien la droitisation des partis de gouvernement. Le remède qu’il nous propose est plus trouble. Le pays ne se sentirait pas écouter, écrit-il. A tout le moins… Il y a un gap cependant, entre l’expression d’un sentiment et la réalité d’une Nation pas écoutée du tout. Et cette réalité est nôtre, cher Rosanvallon. Le pays, en outre, ne se sentirait pas représenté. Et là encore, force est de relever cette distance prise par l’historien avec une réalité qu’il se refuse à analyser : car en vérité, le pays comme il dit n’est pas représenté. C’est bien là que le bât blesse… La situation serait donc alarmante. A tout le moins, nous serons d’accord sur ce point. Pour y remédier, Rosanvallon propose une… collection de livres… édités au Seuil, une maison d’édition non pas militante mais commerciale, et plus ou moins sous sa houlette… Une collection qui donnerait enfin corps aux «voix des invisibles», à cette complexité, à cette diversité que la France est devenue. Une collection qui, à elle seule ou peu s’en faut, parviendrait à redonner un souffle de vie à la notion de «peuple», celle-là même dont il avait naguère fait l’objet de son livre : Le Peuple introuvable. Rosanvallon aurait-il donc fini par le dénicher ? Rassurez-vous : non. Il n’a trouvé qu’une niche éditoriale avec cette collection posée péremptoirement comme ambitieuse. Sans dire un mot sur le processus des choix éditoriaux. Sinon qu’elle serait très vaguement appelée à donner la parole aux invisibles et que cette simple prise de parole (est-on en 68 ?) suffirait à redonner de la vigueur à la démocratie française… Car la fonction de cette collection serait de construire une sorte de «Parlement» des invisibles… Quelle formule ! Un «parlement», mais pas un mot sur la Constitution de la Vème République, taillée pour assurer à une oligarchie sa dérive bien cordiale… Pas un mot non plus sur le pouvoir politico-médiatique tel qu’il s’est affirmé aujourd’hui. Certes, ce n’est pas une mauvaise chose que de vouloir libérer un peu cette parole des oubliés. Oui, il y a bel et bien une coupure entre le pays légal et le pays réel, comme l’écrit Rosanvallon, faisant curieusement référence à la phraséologie des années 30, si noires, si fascisantes. Certes encore, il y a bien une critique de l’électoralisme qui réduit la démocratie à une fiction et confond majorité de principe et majorité sociale. Mais le doute nous prend lorsque de nouveau Rosanvallon, qui se refuse à pousser trop loin sa critique politique de la société française, nous ressert son vieux plat réchauffé du Peuple introuvable, en le travestissant cette fois sous les allures d’une société qui serait devenue « illisible »… Et là encore, pas un mot sur la fabrique politico-médiatique de cette illisibilité. C’est que Rosanvallon tient à sa nouvelle marotte : puisque la société est illisible, il faut la rendre dicible et lui la rendra dicible. Certes, il y a quelque logique derrière tout cela : avant de fonder une nouvelle narration capable de rendre compte de ce que la société française est devenue, il faut l’entendre cette société. Mais qui prétend être en position non seulement de l’entendre, mais d’en rassembler le dire ? Il faut «ouvrir» la parole, affirme Rosanvallon. Mais… Est-il donc sourd à ces paroles qui fusent déjà de toute part ? On le dirait bien… Au fond, la seule chose qui semble compter à ses yeux est de pouvoir placer la bonne formule du jour : il faut aller vers une «démocratie narrative»… La belle affaire… Les socialistes de pouvoir n’ont cessé, avant les élections, de nous rebattre les oreilles avec leur formule pas moins mystifiante de «démocratie participative ». Une expression vide de sens politique dans les faits. Une formule démagogique destinée à confisquer le pouvoir souverain. Sans doute, l’initiative d’une telle collection n’est-elle pas à jeter, toute, aux orties. Il y a, il y aura des textes intéressants publiés dans cette collection. Vraisemblablement. Et après ? Imagine-t-on Rosanvallon parcourir la France en quête de paroles ? D’autant qu’il campe sur des présupposés on ne peut plus contestables, comme celui de l’individualisme constitutif de la société contemporaine, calqué sur les formes qu’il a prises dans l’univers post-bobo des élites françaises... Son chapitre sur la question du travail, de la production et de la transformation de la classe ouvrière en témoigne, qui vaut son pesant de cacahuètes, Rosanvallon semblant oublier la précarisation et la paupérisation effroyables qui sévissent aujourd’hui en France. N’écrit pas La Misère du monde qui veut en quelque sorte… Son parlement des invisibles, tout de même, est sans doute à prendre comme un symptôme de plus que notre société craque de toute part et se cherche une voie politique nouvelle. Et là où finalement Rosanvallon la résume à des susceptibilités qu’il faudrait écouter sans rien changer aux institutions politiques de cette vieille machine à défaire la démocratie, il faudrait ancrer une vraie révolution, notre seule issue quand on y songe.
Le Parlement des Invisibles, Pierre Rosanvallon, édition Raconter la vie, seuil, collection Non Fiction, 2 janvier 2014, 68 pages, 5,90 euros, ISBN-13: 978-2370210166.
Partager cet article
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article