LE NOUVEAU A L’EPREUVE DU MARCHE –du désintéressement dans l’art
Dans ce recueil de collaborations diverses, le nouveau s’entend d’une définition très générale de la créativité, facteur du succès des entreprises et jouant un rôle clef dans les théories de la croissance économique. Mais l’idée force du livre est de considérer la création économique comme modélisée par la création artistique. Avec cette différence, selon nos auteurs, que le développement des idées ou des produits nouveaux, dans le champ de l’entreprise, reste conditionné par des perspectives utilitaristes, ne serait-ce que potentiellement, à la différence bien entendu de la création artistique, posée ici dans le cadre d’une compréhension convenue affirmant que l’art est par principe désintéressé. Ce serait sa définition et sa morale.
Passons sur l’article de fond, bien inutile et motivé par une pseudo exigence encyclopédique (qui ne fait que résumer ce que l’on sait déjà sur la question), pistant la question du nouveau sous un angle très théorique du Moyen Âge à nos jours (et encore, toutes les théories n’y sont pas exposées, on peut déplorer par exemple qu’il n’y ait aucun rappel en particulier de l’essai de Boris Groys Du Nouveau, essai d’économie culturelle , paru aux éditions Jacqueline Chambon en 1995)…
Passons sur les incessantes reprises de la question de savoir si la création artistique relève de l’utile, dont on finit par se dire qu’elles n’ont qu’un objet, celle d’asseoir l’unanimité de la réponse : non, bien entendu, l’art est par définition (c’est sa morale, je vous dis) ce qui s’énonce comme désintéressé –leitmotiv qui ne cesse au fond de reformuler la perspective de l’esthétique kantienne posant a priori l’art dans un monde qui à peine à prendre corps… Rien d’étonnant alors à ce que tout converge vers cette réponse lapidaire certifiant que l’entrepreneur n’est pas un créateur, puisque Kant nous assure qu’il ne l’est pas…
Et le problème est bien là, dans cet aplomb kantien qui ne maintient son équilibre que dans la pure abstraction. Car pourquoi s’entêter à penser l’art et la création dans le cadre d’une pensée aussi désincarnée, déployant l’ombre d’une morale suspecte quand à vrai dire, l’art a toujours été d’une utilité certaine, bien que diverse. On lit ainsi au moins la première partie de l’ouvrage avec quelque plis à la commissure des lèvres, et le sentiment que cette fois encore, on nous ressert le plat mille fois repassé de la religion du sublime. Car enfin, l’utilité théologique, culturelle, existentielle, voire esthétique de l’art, et on en passe et des meilleures, n’a jamais fait aucun doute, non ? On peut bien convoquer alors Schumpeter pour tenter de détacher aux forceps le créateur de l’individu mû par le seul profit, le profit de l’art, lui, n’en reste pas moins trivial. Tout comme il ne reste pas moins vrai que l’artiste, comme l’entrepreneur, et ne parlons pas des mauvais artistes ou des mauvais entrepreneurs, voire de toutes ces dérives thénardières qui encombrent le champ de la création artistique, se ressemblent en ce qu’ils veulent tous deux transformer le monde à partir de leur seul désir (d’y prendre leur part).
Et la vraie question ne serait alors pas même de savoir si l’entreprise est la forme d’action la plus appropriée à la production du nouveau. Facebook en bourse et la saga Mac Intosh apportent leurs réponses, que l’on commence à peine à explorer, d’entreprises qui pèsent sur notre rapport au monde, sans que l’on ait besoin de poser d’emblée la question de l’instrumentalisation de leur succès.
Quant aux artistes pur jus selon nos auteurs, force est de reconnaître que nombre d’entre eux non seulement fonctionnent comme de vraies entreprises privées, tant au niveau de leur communication que de leur logistique, voire de leur comptabilité, et que l’on peut là aussi très légitimement se demander quel but ils poursuivent en réalité : faire fructifier le marché (de l’art) ou affirmer la radicalité de l’action libre ? Les deux mon capitaine, à prendre l’exemple lointain du jeune Gombrowicz, créateur authentique à force d’inauthenticité, cherchant dans les années 30 à faire sa place au sommet de la hiérarchie de l’avant-garde littéraire polonaise et finissant par poser Feyrdydurke, après bien d’autres expérimentations furibondes, comme avantage concurrentiel radical sur ses rivaux. Un avantage soigneusement pensé au regard de ce qu’était devenue la littérature polonaise et de ce qui pouvait s’inscrire dans l’air du temps et s’y affirmer comme "nouveau", à savoir : le renouvellement des Lettres polonaises, rien moins ! Ce que l’on découvre au fond, c’est que l’art est dialogique même lorsqu’il est sa propre fin et que cette fin n’est pas étrangère à la compétition auquel le champ de l’art est livré et au sein duquel chaque artiste tente d’explorer le nouveau pour asseoir sa différence. On peut bien appeler cette différence là aventure de l’expression personnelle, cela ne change rien au fait qu’une volonté soit affirmée là, qui défriche ses moyens au cœur d’une histoire des moyens artistiques disponibles qu’il est toujours possible de construire, moins comme accumulation de savoirs que comme régulation des fins artistiques, quand bien même l’artiste saurait rompre avec ces moyens. Ni au fait que cette compétition pour l’expression de soi ou pour exister dans le monde de l’art ponctue la vie de tout artiste, qui n’a que faire, de la sorte, de la morale du désintéressement. Gombrowicz, se faisant, renouvela objectivement le marché des Lettres polonaises et le fit si bien fructifier qu’il lui permit de conquérir une stature à laquelle il pensait ne plus avoir droit –internationale. On peut certes le dire autrement : il inventa des formes nouvelles en littérature. Reste nombre de questions à poser et se poser dans le couvert de son for intérieur, en ce qui concerne l’utilité de la création artistique, dans notre vie la plus intime donc, questions qui touchent au commentaire des œuvres, à la critique artistique aussi bien qu’à leur interprétation privée, toute création interrogeant notre vie et dont il n’est pas douteux de penser que cette vie fait un usage trivial pour les réduire, par exemple, à ces moments de consolation qu’elles savent si bien apporter. Ce en quoi telle œuvre m’importe, et dont je ne peux me passer et dont je ne peux témoigner vraiment, mais dont je ne veux me couper tant cela m’est nécessaire, peut me conduire ou non à un usage trivial, peu importe, mon existence est aussi à ce prix, tout comme celle des œuvres d’art. --joël jégouzo--.
Le nouveau à l'épreuve du marché : La fonction non instrumentale de la création, Maria Bonnafous Boucher, Raphaël cuir, Marc Partouche, éd.Al Dante, coll. Cahiers du Midi, octobre 2011, 62 pages, 15 euros, ean : 978-2847618495.
Boris Groys, Du Nouveau, essai d’économie culturelle, éditions Jacqueline Chambon, sept. 1995, coll Art Langue, 213 pages, 22,60 euros, ean : 978-2877111157.