LE LIVRE, HISTOIRE DE LA LECTURE ET DES LECTEURS (au seuil des sociétés sans livres).
Dans le même temps où l’on créait en France, en 1959, un Ministère de la Culture, les élites intellectuelles et politiques s’inquiétaient de l’apparition d’une culture de masse...
Elle découvraient, effarées, l’existence de cultures hétérogènes, porteuses de valeurs qui pouvaient être antagonistes au sein d’une même société, voire d’une même classe ou d’un même groupe. Quoi, dans ces conditions, de la fonction sociale de la lecture ?
De Sartre à Barthes, revint comme un credo l’idée qu’il existait deux types de lectures, l’une intensive, l’autre extensive.
La première prétendait relever d’une démarche quasi philosophique, tandis que la seconde se voyait rejetée, non sans mépris, dans l’ordre du romanesque. La question du lecteur, évidemment, ne se posait qu’à l’intérieur d’une configuration intellectuelle qui le dépouillait de toute pertinence quant à l’évaluation de son acte. Il y avait des bons et des mauvais lecteurs, il fallait éduquer les derniers…
Il y aurait donc une pratique cultivée de la lecture qui serait la vraie, à laquelle s’opposerait une pratique populaire...
Faguet ouvrit tout de même une brèche dans ce moralisme indigent, en affirmant qu’il n’y avait au fond que des livres, introduisant des modalités de lecture différentes.
Le livre justement, depuis les années 1960, est devenue une valeur consensuelle. Il ne l’a pourtant pas toujours été : au XIXe siècle par exemple, on pensait que le peuple lisait trop. Et de nos jours, seule une infime minorité d’intellectuels essaient de penser vraiment les conséquences de l’abandon des valeurs d’une civilisation fondée sur le livre et la lecture (Sloterdijk). Non sans raison, ils montrent que la lecture lettrée n’est plus le paradigme de la culture. Sa valorisation inconditionnelle, assortie d’une inquiétude sociale pour les non-lecteurs, n’est devenue un thème politique qu’à partir des années 1950.
Qu’exprime donc la lecture dans nos sociétés ? A travers son «universalité», tente-t-elle de reformuler une sorte de religion d’après la religion ? La mort de Dieu aurait-elle impliqué l’assomption du Livre ? Tout se passe en effet comme si les critères de la valeur littéraire, en se substituant aux critères de moralité, remplissaient la même fonction… Quand on ne parle pas tout simplement de lien social. Mais la lecture est-elle vraiment le lieu du lien social ?
Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard n’ont pas répondu à ces questions. Ils en ont construit les fondements. Ce n’est déjà pas si mal… Leur immense travail décrit ainsi une pratique qui peu à peu s’est inscrite dans la sphère privée, alors qu’elle relevait pour l’essentiel de phénomènes sociaux. Histoire politique, sociale, culturelle, ils nous éclairent sur les modèles qui se sont disputés ses enjeux. Trois, essentiellement : catholique, républicain et celui d’un corps voué à son «administration» : celui des bibliothécaires. Au fil du temps, les parentés des deux premiers s’établissent clairement : la lecture relève de la formation morale, critique, intellectuelle, voire civique de l’individu. Face à cela, les bibliothécaires mirent en place un discours paradoxalement plus «consumériste», et inventèrent l’idée de lecture comme aventure personnelle. C’est cet horizon qui paraît triompher dans nos sociétés, y compris dans le monde scolaire, où la lecture est devenue, peut-être à l'excès, moyen et non fin.
Le Livre introduit aussi directement à une certaine idée de la société. Les humanités classiques, dont il constituait l’assise, maintenaient l’idéal d’un monde humain fictif construit sur l’idée d’une société unanime et centrée. A l’heure où nous découvrons qu’il pourrait exister une culture sans littérature, quels enjeux la lecture peut-elle représenter ?—joël jégouzo--.
Discours sur la lecture (1880 – 2000), Anne-Marie Chartier, Jean Hébrard, éd. Fayard / Bibliothèque du Centre Pompidou, 762 p., août 2000, 29 euros, ISBN-13 : 9782213607351
Elle découvraient, effarées, l’existence de cultures hétérogènes, porteuses de valeurs qui pouvaient être antagonistes au sein d’une même société, voire d’une même classe ou d’un même groupe. Quoi, dans ces conditions, de la fonction sociale de la lecture ?
De Sartre à Barthes, revint comme un credo l’idée qu’il existait deux types de lectures, l’une intensive, l’autre extensive.
La première prétendait relever d’une démarche quasi philosophique, tandis que la seconde se voyait rejetée, non sans mépris, dans l’ordre du romanesque. La question du lecteur, évidemment, ne se posait qu’à l’intérieur d’une configuration intellectuelle qui le dépouillait de toute pertinence quant à l’évaluation de son acte. Il y avait des bons et des mauvais lecteurs, il fallait éduquer les derniers…
Il y aurait donc une pratique cultivée de la lecture qui serait la vraie, à laquelle s’opposerait une pratique populaire...
Faguet ouvrit tout de même une brèche dans ce moralisme indigent, en affirmant qu’il n’y avait au fond que des livres, introduisant des modalités de lecture différentes.
Le livre justement, depuis les années 1960, est devenue une valeur consensuelle. Il ne l’a pourtant pas toujours été : au XIXe siècle par exemple, on pensait que le peuple lisait trop. Et de nos jours, seule une infime minorité d’intellectuels essaient de penser vraiment les conséquences de l’abandon des valeurs d’une civilisation fondée sur le livre et la lecture (Sloterdijk). Non sans raison, ils montrent que la lecture lettrée n’est plus le paradigme de la culture. Sa valorisation inconditionnelle, assortie d’une inquiétude sociale pour les non-lecteurs, n’est devenue un thème politique qu’à partir des années 1950.
Qu’exprime donc la lecture dans nos sociétés ? A travers son «universalité», tente-t-elle de reformuler une sorte de religion d’après la religion ? La mort de Dieu aurait-elle impliqué l’assomption du Livre ? Tout se passe en effet comme si les critères de la valeur littéraire, en se substituant aux critères de moralité, remplissaient la même fonction… Quand on ne parle pas tout simplement de lien social. Mais la lecture est-elle vraiment le lieu du lien social ?
Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard n’ont pas répondu à ces questions. Ils en ont construit les fondements. Ce n’est déjà pas si mal… Leur immense travail décrit ainsi une pratique qui peu à peu s’est inscrite dans la sphère privée, alors qu’elle relevait pour l’essentiel de phénomènes sociaux. Histoire politique, sociale, culturelle, ils nous éclairent sur les modèles qui se sont disputés ses enjeux. Trois, essentiellement : catholique, républicain et celui d’un corps voué à son «administration» : celui des bibliothécaires. Au fil du temps, les parentés des deux premiers s’établissent clairement : la lecture relève de la formation morale, critique, intellectuelle, voire civique de l’individu. Face à cela, les bibliothécaires mirent en place un discours paradoxalement plus «consumériste», et inventèrent l’idée de lecture comme aventure personnelle. C’est cet horizon qui paraît triompher dans nos sociétés, y compris dans le monde scolaire, où la lecture est devenue, peut-être à l'excès, moyen et non fin.
Le Livre introduit aussi directement à une certaine idée de la société. Les humanités classiques, dont il constituait l’assise, maintenaient l’idéal d’un monde humain fictif construit sur l’idée d’une société unanime et centrée. A l’heure où nous découvrons qu’il pourrait exister une culture sans littérature, quels enjeux la lecture peut-elle représenter ?—joël jégouzo--.
Discours sur la lecture (1880 – 2000), Anne-Marie Chartier, Jean Hébrard, éd. Fayard / Bibliothèque du Centre Pompidou, 762 p., août 2000, 29 euros, ISBN-13 : 9782213607351
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