Le devoir de bonheur (Pascal Bruckner)
Êtes-vous heureux ? Comment pourriez-vous ne pas l’être ?... Bien que ce ne soit pas véritablement le propos de Pascal Bruckner dans cette conférence, qui ne se soucie pas des conditions de possibilité sociales ou économiques par exemple, du bonheur, pour n’en retenir que l’injonction sociétale, formulée à son sens assez récemment comme un devoir. Assez récemment, c’est-à-dire au fond à ses yeux dans le sillage de Mai 68 et de ses revendications épicuriennes, nous faisant passer d’un monde qui interdisait la jouissance à un monde qui la rendait obligatoire.
La première partie de l’exposé est consacrée à la France de l’Ancien Régime, profondément enracinée pour lui dans l’idée d’un salut post-terrien, répudiant l’idée du bonheur et invitant au renoncement. Avec des nuances bien évidemment, introduites par le fil des améliorations des conditions matérielles de vie (justement, ce paramètre tant délaissé dans son approche par la suite), l’être souffreteux de l’Ancien Régime, au fil de ces améliorations, finissant par trouver de plus en plus de plaisir au confort qui s’offrait à lui. Curieuse histoire au demeurant que celle que Bruckner écrit là, subsumant les mentalités et les comportements sous le seul discours chrétien dont on sait qu’il dut longtemps ferrailler pour imposer ses normes à des populations plus bambocheuses qu’on a voulu les voir, et que le dolorisme chrétien n’excitait guère… Mais passons. Une sérieuse brèche aurait donc fini par emporter la planche du Salut chrétien pour laisser entrevoir aux humains une autre vocation : celle d’être heureux sur terre, sans attendre la mort après tout. Jusqu’à la vraie grande « révolution », que Bruckner situe donc dans les années 60. Cela ne surprendra pas : il y a consacré toute sa vie. En paradigme des appétits au bonheur qui se firent jour alors, la société de consommation, décryptée ici à travers sa machine économique, mise soudain au service de nos désirs les plus immédiats. Le bât blesse là encore, à trop vouloir rendre Mai 68 responsable de tous nos maux. C’est oublier que l’intimidation des désirs égotistes aura été d’abord le fait des nouvelles classes dominantes, tandis que les classes laborieuses menaient de leur côté un autre projet d’émancipation. Mais qu’importe, voyons où pourrait bien nous mener cette réflexion sur le bonheur forcené d’aujourd’hui. Il inquiète, à l’évidence. Du moins son injonction. L’anxiété s’épelle jusque dans les jeux du lit, où ce bonheur est devenu performance. Le bonheur serait ainsi devenu un souci, sinon une corvée. Aux yeux de Bruckner, la faute en est d’avoir voulu l’annexer au domaine de la volonté. Assujetti à notre bon vouloir, il a perdu tout sens et surtout, toute saveur. Bruckner invite alors à en reprendre l’énonciation. Le bonheur serait ce visiteur du soir qui débarque sur la pointe du pied pour un moment furtif, avant de filer à l’anglaise et nous laisser de nouveau disponible à son éventuel retour. Mais en prendre conscience serait se convertir en comédien de son propre bonheur. Et plutôt que d’en faire un projet, il conviendrait de n’en rien faire du tout. Lui laisser son caractère de «visitation». Le mot est fort, religieux. Nous reliant du reste à on ne sait trop quoi. Mais pour qu’il s’actualise en pure visitation, Il faudrait accepter ces moments pauvres de l’existence où nous pensons succomber à la banalité de vivre. Accueillir l’insouciance, l’innocence, l’inconscience d’être au monde. L’abandon d’accepter l’aventure d’un moment qui vous arrache tout de même à vous-même et vous sort du monde, affairé –à sa perte ?
Le devoir de bonheur, Pascal Bruckner, LES PARADOXES DE L’INJONCTION AU BONHEUR, UNE RÉFLEXION PHILOSOPHIQUE, Label : FREMEAUX & ASSOCIES, Réf. : FA5420, ÉDITION : GRASSET - PRODUCTION : CLAUDE COLOMBINI FRÉMEAUX, 2 Cd-rom, 19,99 euros.