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8 mai 2012 2 08 /05 /mai /2012 04:39

Samuel_Fuller--1987-w.jpg"Un film est un champ de bataille : amour, haine, violence, action, mort, en un mot émotion", affirme Samuel Füller dans Pierrot le fou (1965, Jean-Luc Godard).

 

C’était un dimanche soir, sur Arte. Il y a des années de cela. Samuel Füller racontait son débarquement en Normandie. Omaha beach. Conteur fabuleux, prenant sans cesse la distance du récit, surplombant le sien de part en part, amusé, effronté, n’oubliant rien, pas même de comprendre l'histoire que l’on voulait mettre en place en l’interrogeant encore sur cette histoire pourtant déjà tellement codifiée.

C’est ce qui me retiendra ici : ce fantastique travail, non de mémoire, mais de réflexion, sur les lieux d’une mémoire dont le dessein se trouble, quand de constructions en reconstructions, ce qu’elle attise n’est rien d’autre que le retour de la violence, Samuel Füller achevant son témoignage sur cette note effrayante, d’un récit ouvert désormais, à de nouvelles possibilités de violence.

peniche-en-mer.jpgCet événement, expliquait-il tout d’abord, dans sa réalité, était proprement invivable. Des milliers d’hommes jetés sur une plage. Le fracas de la mitraille, les éclats d’obus, les tirs incessants, le bruit, le feu, le souffre, le sable et la mer jetés l’un contre l’autre, les barges qui ne cessaient d’affluer, les hommes qui ne cessaient de tomber, courir quelques mètres et tomber, le prochain un mètre de mieux que le précédent et tomber toujours, la plage jonchée de corps, de cadavres, de cris, de souffrance, de peur. Utah, Omaha, Gold, Juno, Sword. A Omaha, les américains qui descendaient des barges ne purent disposer du soutien des chars amphibies. La houle était trop forte, les duplex drive ne pouvaient y résister. De fait, sur les 29 chars mis à l’eau, 3 seulement purent gagner la rive… Les autres coulèrent dans la Manche. Sur la plage, les 270 sapeurs qui devaient ouvrir en moins de 30 minutes la quinzaine de passages pour permettre aux véhicules de traverser les 500 mètres qui séparaient la mer des positions allemandes, œuvraient sous le feu incessant de l’ennemi, à découvert, si bien qu’en moins de 25 minutes, 250 étaient morts déjà. Un seul passage fut ouvert. Samuel Füller débarque. Le feu le cloue aussitôt à terre. Tous sont déjà morts autour de lui. Une seconde vague est déversée sur la plage. Hébété, il ne comprend rien, ne voit rien, ne peut ni respirer ni bouger. L’expérience qu’il vit, rien ne l’y a préparé. Peut-être, si, celle des soldats engagés dans les tranchées de 14-18. Mais il ne la connaît pas. Tout n’est pour lui, comme cela l’était déjà pour eux, que cris, gémissements, ordres incompréhensibles, fracas des armes, jurons, râles. Certains se redressent après avoir repris leur souffle, font quelques mètres et tombent. L’espace s’est effondré. Le temps s’est arrêté. Son être semble faire organiquement corps avec la plage. Il n’y a pas d’issue. Le sable et le sang giclent de toute part. Partir. Fuir. Sortir. Rien n’est possible. La terre, déjà éventrée, s’éventre encore. Pas le moindre petit bout de savoir pour s’arracher à ce cauchemar. Pas le moindre récit pour donner la mesure de ce qu’il vit. La solitude effarante de l’esprit répond à celle du corps, terré dans sa propre ignorance. Tout n’est alors qu’un immense chaos où l’être déversé ne parvient pas à se saisir, où le flux héraclitéen des événements interdit non seulement toute compréhension de la chose, mais toute connaissance de soi, voire toute sensation de ce moi charrié sans ménagement dans le désordre de la matière nue. C’est cela que raconte Samuel Füller. Qui ne sait plus comment il est sorti de sa terreur, de son trou, l’arme à la main et a survécu. Il ne lui reste pour souvenir que l’hébétude, longtemps après que le dernier coup de feu a été tiré.

debarquent.jpgAutour de lui, quatre silhouettes. Leur uniforme. Américain. Ils se regardent et se taisent, incapables du moindre mot. Longtemps comme ça, dit-il. Sans savoir combien de temps exactement. Une heure, deux heures. Les survivants. Une poignée. Et puis les premiers mots. Lesquels, il n’en sait rien. Rien ne concernant ce qu’ils venaient de vivre en tout cas : la réalité était inassimilable. Elle n’était que confusion, non-visibilité absolue du sens des actions, la clôture de l’expérience sur un présent sans fin.

C’est cela que Samuel Füller raconte. Tout comme il comprend que la seule manière de faire sienne cette expérience aura été, ensuite, après coup, d’en élaborer la fiction. En commençant par éliminer toute la réalité du monde. Les cris, l’hystérie à bien des égards, ces tranchées dans lesquelles les soldats américains se jetaient sauvagement et tuaient sans le vouloir d’autres soldats américains. Car le réel est idiot. Voilà ce qui est déterminant : le réel est idiot. Seule la fiction nous permet de nous emparer d’un événement pour l’intégrer. Car sans fiction, aucune émotion ne peut se vivre. Voilà ce qu’affirmait Samuel Füller.

omaha_beach_soldats_herisson_tcheque.jpgEnsuite sont venus d’autres temps. Les survivants ont d’abord élaboré ensemble, avec peine, improvisant, explorant, hasardant une bribe, deux, un récit, plusieurs, mille esquisses se chevauchant, se contredisant, pour arriver un jour à une solution satisfaisante qu’ils partagèrent sans même s’en rendre compte, parfois dans les mêmes mots, les mêmes expressions véhiculant à la longue comme un modèle du genre récit de débarquement. Puis vint encore un autre temps, celui de leur récit relayé par d’autres voix étrangères à l’événement, faisant subir à leur récit un nouveau glissement, vers un modèle assumant cette fois une fonction plus idéologique que psychologique. Mais un récit qui faisait retour dans le leur, le transformait, l’augmentait et le diminuait tout à la fois, forçant leur propre mémoire, la pliant devant des usages qui n’étaient pas les leurs tout d’abord, mais avec lesquels ils finirent par se familiariser. Le roman, le cinéma vinrent donner forme à tout cela. Une mémoire collective du débarquement se mit en place. Qui transformait, codifiait, esthétisait l’événement si loin déjà. Un événement dont la violence finit par devenir acceptable. On put de nouveau l’assumer. Elle circulait dans de nouveaux espaces, se chargeait de sens, en appelant déjà au retour de la violence réelle, comme dans un mouvement de balancier, s’étant enfin rendu souhaitable de nouveau, si l’on voulait bien en disposer encore. C’est cela que racontait Samuel Füller.

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