La traque du désir, dans le miroir exhibée
Une femme élégante se contemplait dans le miroir d’une banque italienne, à Sienne. Et de retour chez elle, se mirait encore dans celui de sa chambre. Elle se paraît et s’admirait, se désirait élégante et ne savait encore si cette élégance la satisfaisait ou si elle ne préférait pas plutôt paraître désirable.
Elle s’aimait au fond simplement –le croyait du moins-, dans cet idéal d’élégance où l’on se chérit avec mesure, tout comme l’on apprécie son prochain dans la bienveillance de l’être qu’il offre au monde.
Il y avait bien certes cette clôture narcissique dans le regard qu’elle posait sur elle, mais elle s’en consolait en affirmant que ce n’était à tout prendre que l’usage et le fondement de presque toutes les relations humaines.
Dans le miroir son œil glissait d’une posture l’autre, d’une courbe au relâchement de ses sens. Elle se livrait à son regard, captant, cherchant, provoquant le désir, le construisant méthodiquement, moins amante d’elle-même que se livrant à son propre désir, l’œil rivé sur ses charmes si parfaitement accessibles.
Elle savait le trouble qu’elle pouvait provoquer, si fort qu’elle le révélait parfois là où il ne devait pas surgir. Mais elle savait l’orienter, ignorer l’excitation d’un proche interdit.
Seule devant son miroir elle doutait cependant, incertaine, rejetant le terme sexuel à l’orée d’une audace qu’elle hésitait à vivre.
Il y avait bien certes, à force de contemplation solitaire, cette libido sans sexe dont elle voyait que peu à peu elle risquait de former l’essentiel de sa vie amoureuse.
Et c’était bien une menace qu’elle devinait, là, devant son miroir, dans l’abandon pathétique à l’élégance qui la manifestait.
Elle se résolut alors à n’observer dans son miroir que son pouvoir de séduction quand brusquement elle eut l’intuition qu’il lui serait possible de voir, peut-être, le vrai objet de son désir.
N’être plus seulement élégante. Ni même séduisante.
Elle commença de se dévêtir.
Qu’est-ce qui donne au désir sa puissance ?
En négligé de soie son regard fit retour sur un mode plus troublant.
Quel objet sexuel faisait donc retour dans ce voir ?
Elle abandonna la soie pour une parure plus libertine, les seins dressés hors des balconnets, ramenant tout ce dispositif visuel dans la réalité d’un présent plus dévoyé.
Son corps appareillé, bas résilles, talons hauts, balconnets, ce n’était plus sa réalité qu’elle exhibait à présent, mais ses éclats.
Qu’y a-t-il à voir, se demandait-elle, dans ce regard qu’elle cherchait éperdument des yeux et que son miroir lui renvoyait sans le montrer ?
Elle éprouva son excitation, organisant ses retrouvailles avec l’objet réel de son désir, l’excitation, le trouble, qu’elle ne savait encore nommer.
Naître au désir de soi.
Naître au désir.
Dans une pareille tenue, lascive, elle construisait un regard posé sur elle sans pudeur.
Voir ce regard qui désire infiniment, qui fouille, qui s’approprie son corps. Être sous le regard concupiscent de l’autre, ce spectateur indécent à qui confier l’obscénité de tout voir, tout découvrir de son intimité.
Elle voulait voir et réussissait d’une manière confuse, à voir ce qui n’était pas à l’image dans le miroir mais qui fondait cette image d’elle qui à présent l’excitait tant. Elle voyait ce qu’aurait pu voir le surveillant obscène, inquisiteur placé au centre conceptuel mais non visuel de la scène qu’elle jouait devant son miroir.
Elle voyait ce regard et préférait au fond son obscénité triviale au plaisir délicat qui l’enfermait habituellement dans sa stérile élégance, et dont elle mesurait combien elle risquait de la rabattre sur le fonctionnement stéréotypé de la solitude pathétique d’une beauté par trop organisée.
Elle se choisit lascive, donc.
Et passa de l’autre côté du miroir, ouverte au phallus érigé, brandi, emblème manifeste de son excitation, que signait la rigidité du phallus qu’elle savait imaginer.
Tout le problème était maintenant d’animer cette turgescence, et non uniquement ces images qu’elle possédait si bien déjà.
Que pointait son désir, sinon l’excitation d’imaginer l’autre à l’œuvre de sa propre jouissance ?
Mais quel autre ?
Déjà un songe l’obligeait dans une image poétique du monde. L’autre prenait ce visage ou cet autre, la ramenant au même de son attente où la houle des reins diligente ses douces marées.
Mais aujourd’hui elle voulait toucher au plus fort du désir qui l’envahissait : le phallus érigé, qui n’est pas l’apparence de tel ou tel, mais l’image absolue du désir, une image qui ne serait pas assignée mais le désir, dans son surgissement même.
Livrée à son désir, son désir la livrait à cet autre sans visage obsédé de sa seule possession.
Elle jouissait de se voir être vue, de voir ce que l’autre voyait en elle.
Qu’est-ce qui fait jouir un être qui se regarde ?
La traque du désir. Dans le chassé-croisé du désir vu et exhibé.
Que seul l’inconnu promet, convoyant à l’inattendu où sourd l’équivoque de ne rien pouvoir contrôler de cette houle géante à son accomplissement.
Dans le miroir de sa chambre, adossée au frôlement de ce désir sans nom, elle se laissa aller, chavira les mains entre les cuisses, la pointe du sein tendue.
S’abandonner à ce qui aime dans le désir et non désirer ce que l’on aime.
Péripatéticienne embarquée dans ces confins où nulle connaissance ne sauve du désir immense qui ne renonce à rien.
Péripatéticienne d’un désir que rien à l’avance ne sait renseigner.
Ce quelque chose de n’être pas, si court instant de l’autorévélation pathétique de la chair dont le nombre se prive.
L’autre inconnu entré soudain dans ce dispositif lui révélant tout aussi soudainement ce que le désir cache habituellement de son fonctionnement dans le désir de prolonger sentimentalement le badinage charnel.
Ce désir, elle le vit bien, ne préexistait pas à ce qui d’ordinaire enveloppe le désir dans l’autre convoité.
Qu’est-ce que désirer autrui ?
Qu’est-ce que désirer ?
Désire-t-on autrui comme on désire, le ventre soulevé loin des réconfortantes séductions ?
Comment désirer autrui si je n’ai pu affronter ma peur d’être désiré non pour moi mais pour le désir caché en moi ?
Cet interdit d’un désir incalculable…
Ne l’ai-je pas trop vite enfermé dans le dedans des décences amoureuses, où désirer n’accomplit jamais tout le désir disponible ?
Un désir en souffrance restait au fond du miroir.
Un désir en souffrance qui agitait ses obscènes démonstrations.
Un désir en souffrance, se dit-elle, comme une compréhension de soi qui aurait échoué devant la duplicité des énoncés de la vie…
Peut-être aurait-il fallu commencer par là, songea-t-elle. Désirer ce qui ne me désire pas mais désire son désir enfoui au fond de moi.
Qui désire ce chemin qui ne mène nulle part, sinon peut-être à la proximité du plus ténu des sens d’être.
Plutôt que d’avoir trop vite ouvert les bras à ma vieille romance amoureuse.
Et depuis son obscénité construire, peut-être seulement, la possibilité d’aimer.
images : sculptures de Louise Bourgeois.