LA SOCIETE DES EGAUX, de PIERRE ROSANVALLON
(Le PS entre Pastorale des égaux et gestion des inégalités ?)
Paru fin août au moment où le PS se réunissait à La Rochelle, l’essai de Pierre Rosanvallon, bien que salué par la Une de Libé, a bien vite été enterré semble-t-il. Il faut changer la société, tançait l’historien, quand la Gauche préférait s’affirmer en bonne gestionnaire d’un pays en crise. Il faut changer la société, sommait l’historien, argumentant avec une folle ambition, documentant son essai avec rigueur et fougue, au point de réécrire au fond toute notre histoire contemporaine, arrimée aux malentendus provoqués par des disputes universitaires d’où il était abusivement ressorti, à la suite d’une lecture hâtive de Tocqueville, que le vrai débat dans nos sociétés démocratiques s’articulait autour du couple problématique égalité-liberté. Dans cette tension insurmontable gisait l’idéal démocratique : l’égalité tuait la liberté et cette dernière, nous assurait-on, compromettait irrémédiablement l’idéal d’égalité. Et voici que déboulait enfin un historien pour tordre le cou à cette idée saugrenue, une antienne reprise par des générations d’étudiants soucieux de plaire à des professeurs complaisants.
Mais résolument, la Gauche tourna le dos à ce débat d’idées. Au projet de civilisation, rien moins, une révolution culturelle à tout le moins, à laquelle Pierre Rosanvallon tentait de donner un corpus sinon corps, le PS opposa un profil plus modeste mais réalisable, demain, sitôt la page électorale tournée. Un projet de gestion. Dont on voyait sans mal se dessiner les grandes lignes communes malgré le grand écart d’un Valls ou les valses hésitations des uns et des autres : une fiscalité plus juste, des marchés sous contrôle, le capitalisme financier dans le collimateur. De la technique donc, au service d’un engagement politique clair, plutôt qu’un engagement politique au service d’un idéal toujours nécessairement abstrait.
Certes, dans son principe, cette société des égaux proposée par Pierre Rosanvallon a bien de quoi séduire. Qu’il faille refonder l’idée d’égalité, qui le contesterait ? Que l’égalité formelle, juridique de tous les citoyens ne soient pas, en France, une réalité, il ne viendrait guère qu’à l’idée des plus réactionnaires de le contester.
Ecrit dans une perspective tout à la fois historique et théorique, l’essai de Rosanvallon nous aide à reconstruire la généalogie d’une idée malmenée, en France. Il n’a pas tort quand il affirme que les réponses à la crise que nous traversons sont avant tout sociales. Tout comme il n’a pas tort de convoquer Sieyès pour affirmer avec lui que seule une société de semblables pourrait faire que nous appartenions à la même humanité. Ses définitions de l’égalité sont justes et pertinentes. Et son essai se fait même carrément passionnant quand il se mêle de décrire les tournures que prit le vote citoyen dans notre Histoire, ces procédures quasi physiques du vote délibératif lors des fêtes de la votation qui transformaient magiquement les individus en citoyens. Il n’a pas tort non plus de refuser de se laisser enfermer dans une critique morale de l’individualisme contemporain, véritable impasse pourtant aux tragédies que ce monde affronte. Il a raison de dénoncer en revanche derrière cette volonté d’être quelqu’un plutôt que simplement un "semblable", derrière cette idéologie du mérite qui a fini par séduire les gens de gauche, une idéologie de l’arrangement dissimulant avec peine son infamie. Séduisante est l’ébauche qu’il tente, des conditions culturelles, sinon civilisationnelles, d’une société des égaux au sein de laquelle la diversité serait l’étalon de l’égalité, d’une égalité qui serait la condition et l’exigence de la diversification des libertés.
Mais le PS a choisi de mener son combat sur un autre front, de real politik disons, où prouver qu’il saura, techniquement, mettre en place des solutions tout à la fois plus justes et plus efficaces, construire le vrai terme d’une alternative à cette monstruosité économique qu’est devenu le capitalisme financier, qui emporte tout sur son passage, les individus, les peuples, les Nations.
La Gauche, écrit Rosanvallon, "ne peut se réduire à être celle qui corrige à la marge". Il faut changer la société. Sauf qu’elle nous a déjà fait le coup de l’utopie créatrice -changer la vie et ce genre de mot d’ordre dont on ne revient jamais que sérieusement cabossé. On la préfère donc en gestionnaire désabusée mais efficace, plutôt que sacrifiant à la gloire des idées.
"Le peuple est retranché de l’humanité par la misère", affirmait Proudhon. Ne le retranchons pas une seconde fois en lui jetant de vaines incantations à ronger. Mais pour échapper au mode de l’incantatoire, il faut aussi interroger les techniques du pouvoir et du gouvernement. Là gît la vérité de l’action politique. Certes, la politique que la Gauche au pouvoir mettra en œuvre témoignera de sa volonté de faire rendre gorge aux inégalités qui n’ont cessé, sous le règne de Nicolas Sarkozy, de s’accroître. mais elle pourrait bien être tentée, cette fois encore, de ne corriger qu’à la marge pour gérer ces inégalités avec plus de malignité que l’on en prévoit déjà. Du coup, seul le passage d’une rationalité politique à une rationalité économique pourra nous sauver des belles promesses que l’on ne tient jamais. La Gauche devra gérer. Dans l’acte de gestion se consument tous les principes d’égalité. Contre le triomphe de l’économie et du gouvernement, il lui faudra démontrer, dans les faits et non les discours, que toute économie est avant tout une construction sociale. Dans les faits, c’est-à-dire tout aussi bien dans sa pratique gouvernementale. Car il nous faut nous situer désormais sur le plan de la pratique et des techniques du gouvernement des hommes, plutôt que sur celui des idées. L’enjeu sera donc aussi celui du fonctionnement du dispositif gouvernemental, que la visée pastorale (de l’égalité) ne recouvre pas, et sur lequel, au fond, on a peu entendu nos candidats s’exprimer. –joël jégouzo--.
La société des égaux, de Pierre Rosanvallon, éditions du Seuil, coll. Les Livres du Nouveau Monde, sept. 2011, 430 pages, 22,50 euros, ean : 978-2-02-102347-4.