LA PUISSANCE LE REGNE ET LA GLOIRE…
"La haine est une défaite de l'imagination" Graham Greene –La Puissance et la Gloire.
Lui ne connaît que le règne de la misère. Qu’il partage avec des dizaines, des centaines, des milliers, des millions, un ou deux milliards d’autres êtres humains. On ne sait pas trop. Ce compte-là, plus personne ne le tient. Lui moins encore. Il ne sait pas. Qu’il n’est pas seul. Il sait juste que Léon chasse parfois sur ses terres. Un périmètre minuscule. Pour lui voler un mégot, un fond de vinasse surie.
Il faut changer de société, écrit Pierre Rosanvallon. La vérité de nos actions se tient en nous. Non dans ce miroir du monde où le monde ne se contemple pas mais se lit comme un naufrage. Il faut changer cette société en panne de réciprocité, ajoute-t-il. Lui, l’homme de l’image, voudrait bien. Non. En fait il ne veut plus rien. Presque plus rien. Juste mendier tant qu’il en a la force. Pas sur les Champs. C’est interdit désormais. De toute façon il ne sait pas ce que ça veut dire, les Champs. Seul ce déplacement de la vérité opéré par un Ministre l’atteint. Il en mourra bientôt. En attendant, il procède brutalement au renversement de la logique dont nos sens procèdent. Sale, recouvert d’une population de bêtes triviales qui le parasitent. Il faut changer la société, écrit Pierre Rosanvallon. "La Gauche ne peut se réduire à être celle qui corrige à la marge". On aimerait, en effet, la voir à l’œuvre d’un vrai dessein. Et Lui, l’homme de l’image, ne sait pas que cet été un fameux épisode d’exhibition de la Puissance des Grands s’est joué aux States. Sous les espèces d’un socialiste dont on voulait faire notre Président.
Ces dix dernières années, les salaires des très riches ont fait un bond inégalé. Révélant une régression sociale que dix générations avaient cru juguler. Un fait sans précédent, lisible, gros comme le nez au milieu de la figure. Un fait que même les statistiques de l’INSEE ne parviennent plus à cacher. Il suffit de corréler. Mais personne n’y tient. Des faits têtus pourtant.
Par quel désir s’introduire dans l’Intelligence à soi-même ?
L’homme de l’image ne sait plus grand chose. Il ne cherche plus à expliquer ce qu’il est. Ce qu’il voit dans les yeux d’autrui, il ne sait pas ce que c’est. Au nom de quoi a-t-il brisé la relation qu’il entretenait avec lui-même ? Lui n’en sait rien. Pierre Rosanvallon croit le savoir. Nous le savons tous un peu, en effet. Dans ce jeu de dupes où nous tentons chacun de survivre, sans parvenir à comprendre ce pathétique renversement, nous savons bien le nom de cette infamie. Mais de renoncement en renoncement, nous avons perdu l’usage de nos vies. Et nous durons un peu comme lui, sans savoir que nous sommes des millions à galérer dans le chaos des débâcles pérennes.
Il y a eu des émeutes, hier, à Mulhouse. Les médias n’en ont soigneusement rien dit. Leur séduction opère jour après jour au bouleversement de la condition humaine. L’idée que nous nous faisons de nous-mêmes n’est ainsi pas la nôtre mais la leur, distillée chaque jour à grand frais (c’est nous qui payons). A l’intérieur du visible du monde que les médias produisent, l’argent trace une ligne de séparation féroce qui isole la vie dans sa dimension la plus profonde. Voici ce qu’il en reste : un homme à genoux. Perdu au désir d’être.
Cet ignoré qui fait de lui un être soustrait au regard des autres, à la gloriole du monde, qui fait de lui un moi écrasé, nous en connaissons pourtant bien le sens, à l’éprouver chacun jour après jour dans le silence d’une vie intérieure de plus en plus inconfortable.
Peut-être dissimule-t-il dans l’invisible son moi inviolable ? J’aimerais le croire. Mais cet invisible, aucun regard ne peut plus le traverser pour percer une issue jusqu’à ce qu’il reste d’être au peu de souffle qu’il halète.
La non-réciprocité est le trait fondamental de la nouvelle relation de l’homme à lui-même, nous dit en substance Pierre Rosanvallon...
Il n’y a ainsi peut-être plus de condition humaine. Car cette condition appelait une action de notre part, pour survivre à la grande défaite du monde dans la société qu’on nous a faite. Rosanvallon a raison : la réciprocité fait de nous les soubassements du réseau intersubjectif qui seul fonde l’humanité en l’homme. Lui, l’homme de l’image, en est exclu. Il est mort déjà et ne le sait pas. (La souffrance ne sait connaître qu’elle-même).
Tandis que bavarde la promesse d’un monde qui se dérobe sans cesse, il n’attend qu’une pièce comme une obole égarée entre deux soupirs. Comme si la vie, malgré une telle adversité, ne pouvait toujours pas consentir à disparaître. A peine un souffle ténu, mais que l’on peut entendre. Devant lui il n’y a rien. Pourtant une autre parole parle ici entre nous, face à son image.
Il y a eu des émeutes hier à Mulhouse. Un autre genre de parole en somme. De révolte. Mélangée à autre chose. Une parole confuse donc, mais qui ne cesse à chacun de dire sa propre vie sous le pathétique de ses images, soutenant confusément cet autre fil où se nourrissent ces vies. Le discours mondain peut bien nous plonger dans l’hébétude de ses biens, à quoi revenir si l’on veut comprendre quelque chose à l’activité ordinaire d’un sans-abri ?
Alors dire que cet homme est, c’est affirmer une parole qui s’éprouve en de multiples émotions, sentiments, affects. C’est porter au devant de lui dans le regard que nous lui adressons, même sans le connaître, cette parole de vie qui nous étreint. Quand bien même il n’en saurait rien. Lui. Au secours duquel notre regard (même impuissant) se porte. Charriant, en puissance d’être, cette parole qui nous est commune mais reste pourtant si souvent individuelle. Ce n’est plus alors un abîme que nous mesurons entre son image et lui, mais comblant cet abîme comme nous le pouvons, dans le pathétique d’une indignation qui peine à trouver son expression, ce que nous dessinons n’est rien moins qu’une affinité décisive, si l’on y songe un peu, capable d’unir les vivants à la vie en eux pour ne cesser de nous redonner vie.
Je veux bien alors être de ce retour, inscrit dans une vision radicale du monde des hommes. Il faut changer la société, écrit Rosanvallon. Il en va de la vie, qui nous appelle à refuser la mort qu’ils nous installent encore. Et puis comment échapper à une vérité constitutive de son être ? Sinon à accepter de partir à la dérive dans une errance sans fin ? Aucun enchaînement d’idées n’est utile ici : une parole nous traverse tous au fond, évidente, dans laquelle nous savons que nous pouvons advenir. Ainsi la relation du cœur à la Vérité subsiste-t-elle au cœur de cet abîme que l’image de cet homme a dévoilé. Une parole dont le pouvoir d’effraction est inouï. Car il vient de la vie même. Sa surrection. Son insurrection. Au-delà de toute indignation, soulevée par un souffle, parlant notre vie même, jamais d’autre chose que de la vie lançant son cri pathétique.
Moins l’image de cet homme à genou que cette autre que nous ne pourrons jamais former, de nos regards posés sur cette image, en somme. Au détour du détour de l’image, non pas à la manière dont nous voyons les péripéties du monde s’écrouler, mais dans cette plénitude sans faille de la vie lovée au plus profond de notre être, dans son auto-révélation pathétique, d’où sourd de loin en loin l’indignation qu’elle soit pareillement meurtrie. Là émerge la Toute Puissance de cette Parole d’indignation où s’enracine le refus des morts annoncées. Là se forge le pouvoir de cette parole pathétique qui fonde la communauté humaine. L’inconcevable pouvoir de dire non, qui n’est autre que le pouvoir de s’engendrer soi-même en nous faisant appartenir à cette Vérité de l’intériorité tragique des êtres que nous sommes. Une parole d’étreinte, qui nous fait croire à cette réalité utopique d’un monde plus juste. L’expérience bouleversante de la liberté est tout entière présente là, dans le pathétique de cette parole d’étreinte. –joël jégouzo--.