LA FRANCE DE LA GUERRE DE CENT ANS ET L'INVENTION DE L'ETAT MODERNE
La Guerre avons. Le frais, le froid, le chaud nous minent… La faim aussi, la Peste enfin… Un temps de rose et de sang s’épanouit.
Les manuels scolaires passent habituellement très vite sur cette période de la fin du Moyen Âge. La grande intelligence de Claude Gauvard est de nous en proposer une interprétation acérée, offrant l’occasion de réaliser à quel point la conception de l’Etat autoritaire, non démocratique et coercitif est enracinée dans la pensée politique des élites françaises.
Car Claude Gauvard prend les choses autrement qu’à l’accoutumée : cette période est une période de crise, nous dit-elle. Ce n’est ni la Guerre ni la Peste qui la caractérisent, mais une crise qui traverse toute l’Europe autour d’une question cruciale : le désir d’une autre gouvernance et la naissance de l’Etat moderne. Une machine qui accouchera dans le sang –pour l’essentiel : celui du peuple européen.
L’ensemble de l’Occident est donc frappé. D’un point de vue religieux d’abord : les Turcs avancent, refoulant la chrétienté à l’Ouest. La Méditerranée orientale devient musulmane. Les papes vont s’installer en Avignon, sans parvenir à restaurer leur autorité. Partout se pose le problème du gouvernement au sein de l’Eglise, dont la réforme échoue, malgré la pression de fidèles devenus plus exigeants sur les contenus de la foi.
L’Empire, lui, s’est réduit comme une peau de chagrin et s’est replié sur ses territoires germaniques, si bien qu’il n’est plus que le Saint-Empire Romain de la nation germanique… Une vieille dérive allemande…
Le Roi de France entrevoit tout le bénéfice qu’il pourrait tirer de ce double affaiblissement, de l’Eglise et de l’Empire : devenir l’empereur en son royaume.
Mais une grave crise économique frappe l’Europe. Crise agricole d’abord, avec l’effondrement des récoltes. Paradoxalement, l’agriculture voit ses prix s’effondrer, ses revenus chuter dramatiquement, sous la pression cette fois d’une crise monétaire forgée de toute pièce par la noblesse.
Le peuple émigre massivement vers les villes, croyant pouvoir y survivre –mais ce sera pour y mourir. Les premières grandes émeutes de la faim éclatent partout dans les villes européennes.
La crise, elle, dure. Les crises devrions-nous dire, en circuit fermé, les crises monétaires provoquant les crises agricoles qui en retour provoquent de nouvelles crises monétaires. Le circuit est parfaitement huilé, les crises, entretenues. A l’arme politique de la monnaie, la noblesse française rajoute celle de la guerre. La guerre continue. Une nécessité économique pour les nobles, qui ont tant laminé l’agriculture et la monnaie qu’ils doivent trouver de nouveaux moyens de pression pour conserver leur train de vie. Guerre contre l’Anglais certes, mais aussi et surtout guerres de rapines des uns contre les autres, des nobles bretons contre les nobles gascons, dépeçant, rançonnant et pillant toujours les mêmes : les paysans et le petit peuple des villes. La noblesse pille son propre pays, se paie sur l’ennemi intérieur, ces français qu’elle dépouille sans vergogne pendant plus d’un siècle. Toutes les formes de guerre sont déployées pour mettre à sac le pays : la noblesse saccage le royaume. Avec la complicité de l’anglais, puisque ces guerres se déroulent exclusivement sur le territoire français.
L’appareil de production est cassé, entraînant la chute des récoltes, de l’élevage, de l’artisanat. Mais dans tout le pays, une immense clameur s’élève. On voit surgir partout une vraie réflexion et une poussée des idées démocratiques. Le Peuple, affamé, se révolte. Des Assemblées représentatives lui sont octroyées, qui deviendront bientôt le fer de lance de la contestation dans le royaume. De doléances en remontrances, il s’agit à présent, malgré la faim, la guerre, la misère, la répression sauvage, de repenser toute l’organisation politique du pays. Le Tiers-Etat songe à limiter les pouvoirs de la noblesse, voire de la monarchie. Partout l’on s’élève contre ces officiers prévaricateurs qui dilapident la fortune du royaume. Pensez : la Peste a décimé la population, de moitié, et dans certaines régions des deux tiers. Mais le pays a vu le nombre de ces officiers rester au même niveau, sinon augmenter pour mieux "encadrer" les français, les rançonner, les emprisonner, les affamer.
Partout les villes se révoltent. Les revendications sont claires : partout on diffuse des textes aux idées égalitaires. Partout on prend la parole pour redéfinir le Bien Commun, et le défendre. Et face à cette situation de jacquerie et de soulèvements urbains, la répression sera sanglante, féroce, meurtrière. Que minimise l’auteure. On envoie la chevalerie en armes contre un peuple armé de bâtons. Partout on assiste à de vrais massacres de populations. A Paris, en 1148, 2000 contestataires sont exterminés – le massacre des Armagnacs. Si bien que toutes les révoltes échoueront. Et non parce que les émeutiers étaient ivres de bière et de vin et auraient fini par préférer leurs agapes à leurs revendications. Ce topos mainte fois mis en avant par les historiens, cette anthropologie carnavalesque bien commode demeure des plus suspectes, sinon intolérable pour ce qu’elle énonce du sentiment populaire de justice. Organisés, il manquait aux émeutiers une structure de combat capable de défaire la chevalerie en arme ainsi que toutes les officines déployées sur le territoire pour assassiner l’opposition politique.
La reprise en main s’exercera dans la terreur. La noblesse va se lancer à l’assaut de l’Etat. Le vrai enjeu est devenu celui de ses institutions, ces rouages de l’Etat moderne fabriqué pour garantir la paix d’infamie de la noblesse française. Des "réformateurs", -le temps des Marmousets-, vont agir pour promouvoir leur conception du service d’un Etat bâti sur la coercition, que cimentera la naissance du statut de la Haute Fonction Publique. Il s’agit clairement d’empêcher les débordements d’un Peuple devenu tout d’un coup par trop affûté politiquement. Les Princes territoriaux vont ainsi mettre la main sur ces rouages et instituer une caste capable d’en garantir la confiscation. Une "société de structure grenue", comme la décrit si pertinemment l’auteure, est mise en place : coterie, solidarités limitées, on soude les uns aux autres les maillons de la chaîne du commandement politique. Par contrats de toutes natures, cultivant aussi bien les liens de parenté réelle que fictive, on met en place le clientélisme de l’Etat moderne. Les subordonnés entrent ainsi dans une relation d’"amitié", créant ces parentèles fictives si préjudiciables aujourd’hui au fonctionnement de la démocratie, et qui voit par exemple des socialistes et des frontistes s’associer autour des mêmes intérêts. C’est cela l’Etat moderne, dont tous les rouages n’ont qu’une seule vraie vocation : capter les richesses du pays au profit d’une coterie qui contrôle l’Etat.
LE MOYEN ÂGE - LA FRANCE DE LA GUERRE DE CENT ANS - UN COURS PARTICULIER DE CLAUDE GAUVARD, HISTOIRE DE FRANCE - LA COLLECTION FRÉMEAUX / PUF, CLAUDE GAUVARD, Direction artistique : CLAUDE COLOMBINI FREMEAUX Label : FREMEAUX & ASSOCIES Nombre de CD : 4