La Femme aux chats, Guillaume Le Blanc
20 Janvier 2014
, Rédigé par texte critique
Publié dans
#essais
Karine est contrôleuse des impôts. Non. Sa vraie vie est ailleurs : elle élève des Sacrés de Birmanie, qu’elle vend. Sans en tirer aucun bénéfice. Juste de quoi rentrer dans ses frais et poursuivre son activité, le lieu même de sa réalisation. Un art. Quand l’emploi désormais n’apporte que l’alimentaire. Les sacrés de Birmanie ont même envahi toute sa vie. Et sa maison a dû être repensée pour les accueillir. Non pour soigner l’impossible relation humaine. Non par substitut, mais pour vivre une autre vie. Et ce faisant, Karine est comme aux avant-postes d’une société différente. D’un monde qui serait en train d’arriver. Elle a donné corps à sa passion, au point d’avoir fait éclater les contours de son identité sociale. Aventurière d’un monde sans marché, loin de cette économie de l’argent qui nous gouverne, elle a su mener sa vocation et les siens bien loin du mercantilisme affairé qui dirige toute notre société. C’est là que le portrait de Guillaume le Blanc paraît le plus faible. Peut-être aurait-il été préférable de convoquer un anthropologue pour penser cet «avant-poste» qu’il évoque, pour mieux établir ce qui, dans cette aventure, soutient décisivement l’être plutôt que d’en construire les significations trop tôt. Car à bien écouter Karine, on découvre qu’au fond c’est tout son modèle économique qui est au fondement de cet être nouveau qu’elle défriche. Et non une quelconque méditation sur l’être auquel le chat ouvrirait. Avec elle, on entre dans une autre économie : humaine, au sens où un David Graeber pourrait l’entendre. Une économie non pas soucieuse d’accumuler des richesses sonantes et trébuchantes, mais de créer du lien et du sens social avant tout, pour redisposer les êtres les uns en face des autres. L’argent que demande Karine à ses acheteurs est d’abord une monnaie sociale. Une monnaie d’échange qui témoigne de quelque chose de beaucoup plus sérieux que le simple règlement d’un solde. Pour preuve, ces contacts qu’elle noue avec ses acheteurs, qui entrent dans le réseau des sacrés de Birmanie qu’elle anime. C’est que Karine ne vend pas ses chats à n’importe qui, pour n’importe quelle raison. On est dans une économie humaine où la monnaie sert essentiellement à des fins sociales. Elle le dit elle-même : autour de ces sacrés, c’est toute une sociabilité qui s’est mise en place. Un réseau où chacun est unique et d’une valeur incomparable. C’est cela l’important dans cette aventure. Le chat n’est pas transformé en objet d’échange, mais introduit dans un réseau de relations où sa vie prend sens. Il faut entendre longuement Karine en parler pour le comprendre et comprendre à ce moment-là seulement que le chat ouvre en effet à l’être, mais parce qu’il a été d’abord l’objet d’autre chose qu’un négoce. Et dans cette sociabilité, pareillement engagé, il a bien certes signé quelque chose comme la fin des territoires de l’humain en faisant entrer un autre genre dans la maison pour ouvrir la relation à l’autre à quelque chose de plus décisif et chaque identité à une construction plus précaire, mais voulue, assumée, décidée.
La Femme aux chats, Guillaume Le Blanc, éd. Raconter la vie, Seuil, Collection NON FICTION, 2 janvier 2014, 72 pages, 5,90 euros, ISBN-13: 978-2370210265.