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La Dimension du sens que nous sommes

Pour Alain Châtre (la Fabula est-elle encore de ce monde ?)

23 Octobre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #Amour - Amitié

 

 

benoit-2J’ai en tête tes longs soliloques qui agaçaient parfois, cette manière que tu avais de réorganiser le réel, un peu à la façon d’un Lear posant devant lui le monde comme un dire inépuisable. Le verbe, tout entier convoqué, jubilant à sa gloire éphémère, à ses déguisements, voilant ses propres dévoilements et le soin que tu y mettais -manière de dire, d’être là où l’être sait pouvoir tenir, bon.

Le Roi Lear… Non que tu le fusses, mais à cause de ces travestissements et du crédit qu’il portait au langage, l’air de rien.

Dans cet effacement de soi de Lear. Dans celui, feint, d’Edgar. Ou dans les artifices de Kent. Et au final dans l’entrelacs de ces folies, de ces déguisements, voire de la folie professionnelle du Fou.

J’y pensais cette nuit, me rappelant ce soir de générale sublime où Victor Garrivier, interprétant le rôle titre, avait soudain perdu sa propre raison, arrêté net sur scène tandis qu’autour de lui les comédiens de Philippe Adrien poursuivaient leur jeu, plein du souci pour Victor égaré au milieu de la scène, ne parvenant plus à se souvenir de rien, de son texte comme de ce qu’il faisait ici, incarnant pour le coup à la perfection ce Lear devenu fou. Il restait là sur scène, effaré, vacant, allongé bientôt abandonné entre les bras des comédiens : "qu’on m’emporte, qu’on m’emmène"…

Et dans ce lacis de signes, de gestes, d’images, surnageant à la destruction d’un monde trop assuré de lui, venaient affleurer des contes, des légendes, des histoires pour enfant. Déboîtés. D’une voix l’autre égarés, repris, tronqués, bribes voguant d’une mémoire les nôtres, Edgar citant Bevis of Hampton, l’histoire du chevalier Rolan s’enchevêtrant à celle de Jack, the Giant-Killer.

benoit-3Tu avais ce don de ramasser toute la mémoire littéraire pour en faire ta langue si rare. Une langue déréglée, de bribes, de fragments épars. Une langue inachevée. Non pas en construction mais inachevée, un peu à la manière des esclaves de Michel-Ange.

Alain, tu étais un conteur fabuleux, à la différence d’un Kent.

Et la fabula que tu parvenais à imposer au réel pour lui donner forme, et dont beaucoup pensaient qu’elle te coupait de ce réel, était ce réel même prenant enfin sa forme. Certes, ses cortèges troublaient. Cet univers désarticulé, propre à l’enfance. Toujours, toujours le Grand Meaulnes sans doute. Un point de vue pour appréhender le monde du haut de cette falaise de l’enfance, à surplomber des éternités muettes.

La littérature, notre consolation, ne cessais-tu de répéter.

Sans doute. Exposée, férocement, à la grandeur et la misère de nos vies.

  

Alain, les papillons dorés du Roi Lear ne seraient qu’une piètre consolation s’il n’y avait derrière cette fabula, qui soutient toujours le monde.

 

benoit 1De ce temps tu n’es plus, tu es d’un Autre. Il ne reste qu’une poignée d’orphelins pour enterrer ce monde plus grand que nature que tu nous a légué.

Un présent nu, dépouillé de ses mythes.

Et ton œil, qui savait détourner le regard plongé dans l’abîme pour lui donner à voir le bleu du ciel.

A notre fin promise tu aurais pu n’offrir que la nostalgie d’un passé de géant. C’est une autre fiction pourtant qu’il nous faut écrire maintenant, la tienne sans doute, nécessaire à la survie des hommes.

La fabula, donc, encore, pour reconstruire ce monde tout près du Fou de Lear et le tenir par la main et lui offrir l’ici et le maintenant qu’évoque Joyce : "The now, the here, through wich all future plunges to the past." (Joyce, Ulysse).

Te voilà devenu ce mystérieux espion de Dieu qu’évoque Lear à la fin de la pièce de Shakespeare, chantant comme un oiseau en cage, implorant des pardons, pauvre diable à sourire aux papillons dorés et prenant sur lui le mystère des choses -plus vivace cependant que ces meutes qui croissent et décroissent sous la lune.

 

 

images, collection personnelle : les répétitions du Roi Lear monté par Philippe Adrien au Théâtre de la Tempête à la Cartoucherie de Vincennes, du 3 octobre au 12 novembre 2000.

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