LA CENTRALE, DE ELISABETH FILHOL -rentrée littéraire de janvier 2010.
Premier roman. Superbe !
Quelque chose comme L’établi, de Robert Linhart, revisitant le monde du travail en milieu nucléaire.
La même intelligence sociale, le même talent dans la construction d’une œuvre en prise existentiellement avec la société, sans jamais rien concéder en élaboration artistique.
Un univers emblématique du monde contemporain du travail, précaire.
L’esthétique du Kubrick de L’Odyssée de l’espace, celle des sixties, de Courrège. Une esthétique d’art contemporain avec ses grands aplats froid et lisse, de jaune, de vert. Le trèfle noir sur fond rouge du sigle nucléaire, les personnages évoluant dans des combinaisons blanches aux formes géométriques. Dans ces tenues Mururoa, l’Odyssée assidue d’une réalité qui n’a jamais cessé d’être sociale. Voyage vers l’infiniment petit dans le langage de l’installation artistique. Mais que l’on ne s’y trompe pas : une œuvre qui ne se viserait pas mais pointerait plutôt un monde réel : le quotidien des ouvriers du nucléaire. Leur précarité, leur solitude, le stress qui en permanence les accompagne -la vraie matière assumée du roman.
Trois salariés sont morts au cours des six derniers mois. Peut-être victimes de la Centrale. Le roman s’ouvre sur ce front calme de trois décès par suicide. Dont on ne saura rien. Dont on devinera tout. 19 Centrales en France, 58 réacteurs. 40 000 travailleurs. Mais aujourd’hui, ça va. Les longs panaches de vapeur au-dessus des pâturages français n’inquiètent personne. La Centrale ? Un lieu paisible posé en pleine campagne. Calme. Serein. Et puis tout, bientôt, se met à tourner autour d’un incident aux conséquences incalculables. Un incident… Doux euphémisme administratif pour escamoter l’angoisse, la souffrance, la mort peut-être ou plutôt l’angoisse de ce mourir là, sous le signe du nucléaire. Des saisonniers, des intermittents accourent de tous les coins de France, d‘Europe, pour livrer leur chair à la pâture du monstre froid, la Centrale. L’interim des métiers à risque. Les trois-huit, chaque équipe rationalisant son risque : l’exposition au rayonnement mortel. Quelques minutes de stress en tenue de cosmonaute – fashion victim ? Peuple nomade plutôt, à sillonner les routes si belles. Des marginaux. Par milliers. (Nous sommes tous des marginaux). Solidaires d’un monde minuscule où partager les repas, le coût du mobil home. Un espace minuscule où raconter encore ses craintes, sa solitude, sa peur et le désir si souvent présent de jeter l’éponge, refoulé par la honte de devoir trahir les siens. Un monde obnubilé par une seule question : gérer sa dose, vingt millisieverts, la quantité maximale de radiations qu’un homme peut supporter chaque année. Gérer au mieux sa dose parce qu’au premier incident, soit vous mourrez, soit on vous met au chômage. Viande à rem donc, comme l’écrit l’auteure -on avait oublié que le travail décimait. Alors ces ouvriers qui vendent leur corps à son prix de viande – la dose admissible se calcule en poids corporel.
Tout tourne autour d’un incident. Rejoué. Mis en scène. Reconstitué par les soins d’opérateurs vétilleux. Que s’est-il passé ? Le narrateur découvre peu à peu ce qui résiste à tout réel – le risque, incarné ici dans une pièce minuscule de l’immense masse de métal et de béton qu’est une Centrale : un frein d’écrou. Il a migré lentement d’une salle à l’autre. Très irradiée, la pièce s’est retrouvée entre ses mains gantés. Combien de temps ? Quelques millièmes de seconde. De trop. Douze mois au taquet désormais. En attendant d’autres conséquences peut-être plus définitives. La route alors, bordant les va-et-vient, souvenir et destin.
Travailleur itinérant, nomade d’une Centrale l’autre, le narrateur vit au rythme des grandes migrations nucléaires. Au cœur du réacteur, l’équation d’Einstein. Tout autour, des hommes presque sans identité, pour en prendre soin. Élisabeth Filhol a choisi de montrer ces hommes ignorés, isolés, de les donner à sentir, à voir à travers le regard d’un jeune ouvrier qui va nous ouvrir les portes de l’univers carcéral de la Centrale. Véritable organisme sous ses dehors épurés, menaçant, placide en apparence mais tendu, à bander le roman de la première à la dernière phrase. Qui sont ces hommes, dans leur for intérieur ? Le for intérieur, c’est cela… cette vieille expression remontée du plus vieil humanisme. Enigmatique aujourd’hui quand bien même il pousse et presse et somme qu’on lui fasse place (on en crève de ne lui en céder aucune). D’où peuvent-ils, ces hommes, s’enrôler pareillement ? Quelle est cette société qui condamne à de pareils engagements ? Et derrière tout cela, le spectre de Tchernobyl, dont l’auteur nous rapporte la chronique hyperréaliste. 25 avril 1986. Ici du strontium 94, là du xénon 140.
Roman social, et non écologique. Roman à la construction incroyablement savante, désarticulant sa chronologie avec une pertinence inouïe. Le corps démembré d’un monde qui ne souhaitait plus aucune explication. Désarticulant son phrasé, tantôt long pour épouser ce qui reste du monde dans notre imaginaire –ces paysages alentours-, tantôt aride, dur, bref, à serrer au plus près le désarroi des ouvriers du nucléaire. Et roman social posé sans ambiguïté : nous sommes ici du côté de l’être, pas de celui du Pouvoir.—joël jégouzo--.
La Centrale, de Elisabeth Filhol, éditions P.O.L., janvier 2010, 144 pages, 14,50 euros, ISBN : 978-2-84682-342-5.
Quelque chose comme L’établi, de Robert Linhart, revisitant le monde du travail en milieu nucléaire.
La même intelligence sociale, le même talent dans la construction d’une œuvre en prise existentiellement avec la société, sans jamais rien concéder en élaboration artistique.
Un univers emblématique du monde contemporain du travail, précaire.
L’esthétique du Kubrick de L’Odyssée de l’espace, celle des sixties, de Courrège. Une esthétique d’art contemporain avec ses grands aplats froid et lisse, de jaune, de vert. Le trèfle noir sur fond rouge du sigle nucléaire, les personnages évoluant dans des combinaisons blanches aux formes géométriques. Dans ces tenues Mururoa, l’Odyssée assidue d’une réalité qui n’a jamais cessé d’être sociale. Voyage vers l’infiniment petit dans le langage de l’installation artistique. Mais que l’on ne s’y trompe pas : une œuvre qui ne se viserait pas mais pointerait plutôt un monde réel : le quotidien des ouvriers du nucléaire. Leur précarité, leur solitude, le stress qui en permanence les accompagne -la vraie matière assumée du roman.
Trois salariés sont morts au cours des six derniers mois. Peut-être victimes de la Centrale. Le roman s’ouvre sur ce front calme de trois décès par suicide. Dont on ne saura rien. Dont on devinera tout. 19 Centrales en France, 58 réacteurs. 40 000 travailleurs. Mais aujourd’hui, ça va. Les longs panaches de vapeur au-dessus des pâturages français n’inquiètent personne. La Centrale ? Un lieu paisible posé en pleine campagne. Calme. Serein. Et puis tout, bientôt, se met à tourner autour d’un incident aux conséquences incalculables. Un incident… Doux euphémisme administratif pour escamoter l’angoisse, la souffrance, la mort peut-être ou plutôt l’angoisse de ce mourir là, sous le signe du nucléaire. Des saisonniers, des intermittents accourent de tous les coins de France, d‘Europe, pour livrer leur chair à la pâture du monstre froid, la Centrale. L’interim des métiers à risque. Les trois-huit, chaque équipe rationalisant son risque : l’exposition au rayonnement mortel. Quelques minutes de stress en tenue de cosmonaute – fashion victim ? Peuple nomade plutôt, à sillonner les routes si belles. Des marginaux. Par milliers. (Nous sommes tous des marginaux). Solidaires d’un monde minuscule où partager les repas, le coût du mobil home. Un espace minuscule où raconter encore ses craintes, sa solitude, sa peur et le désir si souvent présent de jeter l’éponge, refoulé par la honte de devoir trahir les siens. Un monde obnubilé par une seule question : gérer sa dose, vingt millisieverts, la quantité maximale de radiations qu’un homme peut supporter chaque année. Gérer au mieux sa dose parce qu’au premier incident, soit vous mourrez, soit on vous met au chômage. Viande à rem donc, comme l’écrit l’auteure -on avait oublié que le travail décimait. Alors ces ouvriers qui vendent leur corps à son prix de viande – la dose admissible se calcule en poids corporel.
Tout tourne autour d’un incident. Rejoué. Mis en scène. Reconstitué par les soins d’opérateurs vétilleux. Que s’est-il passé ? Le narrateur découvre peu à peu ce qui résiste à tout réel – le risque, incarné ici dans une pièce minuscule de l’immense masse de métal et de béton qu’est une Centrale : un frein d’écrou. Il a migré lentement d’une salle à l’autre. Très irradiée, la pièce s’est retrouvée entre ses mains gantés. Combien de temps ? Quelques millièmes de seconde. De trop. Douze mois au taquet désormais. En attendant d’autres conséquences peut-être plus définitives. La route alors, bordant les va-et-vient, souvenir et destin.
Travailleur itinérant, nomade d’une Centrale l’autre, le narrateur vit au rythme des grandes migrations nucléaires. Au cœur du réacteur, l’équation d’Einstein. Tout autour, des hommes presque sans identité, pour en prendre soin. Élisabeth Filhol a choisi de montrer ces hommes ignorés, isolés, de les donner à sentir, à voir à travers le regard d’un jeune ouvrier qui va nous ouvrir les portes de l’univers carcéral de la Centrale. Véritable organisme sous ses dehors épurés, menaçant, placide en apparence mais tendu, à bander le roman de la première à la dernière phrase. Qui sont ces hommes, dans leur for intérieur ? Le for intérieur, c’est cela… cette vieille expression remontée du plus vieil humanisme. Enigmatique aujourd’hui quand bien même il pousse et presse et somme qu’on lui fasse place (on en crève de ne lui en céder aucune). D’où peuvent-ils, ces hommes, s’enrôler pareillement ? Quelle est cette société qui condamne à de pareils engagements ? Et derrière tout cela, le spectre de Tchernobyl, dont l’auteur nous rapporte la chronique hyperréaliste. 25 avril 1986. Ici du strontium 94, là du xénon 140.
Roman social, et non écologique. Roman à la construction incroyablement savante, désarticulant sa chronologie avec une pertinence inouïe. Le corps démembré d’un monde qui ne souhaitait plus aucune explication. Désarticulant son phrasé, tantôt long pour épouser ce qui reste du monde dans notre imaginaire –ces paysages alentours-, tantôt aride, dur, bref, à serrer au plus près le désarroi des ouvriers du nucléaire. Et roman social posé sans ambiguïté : nous sommes ici du côté de l’être, pas de celui du Pouvoir.—joël jégouzo--.
La Centrale, de Elisabeth Filhol, éditions P.O.L., janvier 2010, 144 pages, 14,50 euros, ISBN : 978-2-84682-342-5.
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