L’ETERNEL RETOUR AU VOYAGE…
LE VOYAGE EST-IL LE VRAI LIEU DE L’IMAGE ET DE LA LITTERATURE ?
COMMENT LE THEMATISER A PARTIR DE L’EXPERIENCE JAPONAISE ? (2/2)
Diplômé de l’université de Kéio, ancien élève de Susumu Ohno, spécialiste de littérature japonaise médiévale, Ryozo Hiyama, linguiste, sociologue, a intégré le groupe de recherche «Morphologies», de l’EHESS.
jJ : Le voyage est-il le vrai lieu de l’image ou de la littérature ?
Ryozo Hiyama : Il existe une littérature écrite en langue Kana, système japonais basé sur 50 syllabes phonétiques, qui s’est développée très tôt à côté du système chinois, intégré comme écriture du pouvoir et des hommes. Or le premier texte écrit en Kana est un récit de voyage. Ecrit au Xe siècle par Kino Tsurayuki, il l’a été sous un pseudonyme de femme : les femmes n’avaient pas le droit d’écrire dans l’idéogramme chinois. Cette écriture a donc trouvé l’une de ses premières grandes expressions dans le récit de voyage d’un homme déguisé en femme… Certes, avant l’écriture "kana", le recueil de Manyôshû, compilé au début du VIIIe siècle, évoquait déjà le voyage. Mais associé à la privation : «J'ai laissé ma femme chez moi / abaissez la montagne / car je veux voir ma femme».
jJ : Mais pourquoi justement un récit de voyage ?
Ryozo Hiyama : Dans ce type de récit, la question de la perception est au centre. Il n’y a pas de conceptualisation : Tsurayuki ne fait pas œuvre de géographe, il s’inscrit dans la perception du moment. On ne peut construire le concept tant qu’on est en contact avec l’inconnu. Car cet inconnu n’entre pas dans le système du concept, qui se construit dans la familiarité, donc dans l’après-coup du retour. À l'époque où Tsurayuki écrit son journal de voyage, qui décrit le retour à la capitale Heian (Kyoto), une autre œuvre littéraire liée au voyage fut écrite, en kana aussi, vers 905 : "le conte d'Isé". Son héros, Ariwara Narihira, issu de la famille impériale, est écarté du pouvoir. Son voyage commence ainsi : «Il était une fois un homme qui avait décidé de partir en voyage vers l'Est, loin de la capitale, considérant son existence comme inutile.» Il met en scène le paradoxe de la distance : plus il s'éloigne de la capitale, plus est présente son image. Présence imagée produite par l'absence du réel. Ce décalage entre distances objectives et subjectives n'est-il pas à la fois le propre de l'image et celui du voyage ?
jJ : Et le lien avec la littérature ?
Ryozo Hiyama : C'est aussi sans doute ce paradoxe qui nourrit la littérature japonaise. Il s'agit toujours de privation, le fond nostalgique du voyage est inchangé. Mais à l'époque de Manyôshû, l'absence restait absence, alors que chez Narihira, l'absence est présence sur un mode imaginaire. Notre héros compose d'ailleurs le poème d'un amour avorté : "La lune se cache : le printemps n'est plus le printemps d'autrefois, alors que moi, je reste inchangé." Mais le moi de Narihara est-il réel ? N'a-t-il pas inventé le moi inchangé en image ? Ce paradoxe fut reconfiguré au XVIIe siècle par Bashô, qui introduit le quotidien et l'historicité dans le voyage, pour inventer un autre paradoxe : l'éternel dans l'éphémère du quotidien. Le voyage devient la vie : la richesse comme effet de la privation. Or une nouvelle image du voyage est introduite au XVIIIe siècle : touristique si l’on peut dire -ou profane. On y pense moins en termes de privation que de richesse des spécificités régionales. Ainsi, le thème du voyage n'est pas seulement lié à la gestation de l'écriture japonaise : il revient toujours avec le polymorphisme qui lui est propre. Je serais ainsi tenté de parler de l'éternel retour au voyage. --Propos recueilli par joël jégouzo--.
Images : Kino Tsurayuki, tirée d’une série de peintures des « 36 poètes immortels », anonyme, Xème siècle, Musée Guimet, Paris.
Ki no Tsurayuki (紀貫之), 872 - 945. L’un des plus important rédacteur du Kokin Wakashū.
COMMENT LE THEMATISER A PARTIR DE L’EXPERIENCE JAPONAISE ? (2/2)
Diplômé de l’université de Kéio, ancien élève de Susumu Ohno, spécialiste de littérature japonaise médiévale, Ryozo Hiyama, linguiste, sociologue, a intégré le groupe de recherche «Morphologies», de l’EHESS.
jJ : Le voyage est-il le vrai lieu de l’image ou de la littérature ?
Ryozo Hiyama : Il existe une littérature écrite en langue Kana, système japonais basé sur 50 syllabes phonétiques, qui s’est développée très tôt à côté du système chinois, intégré comme écriture du pouvoir et des hommes. Or le premier texte écrit en Kana est un récit de voyage. Ecrit au Xe siècle par Kino Tsurayuki, il l’a été sous un pseudonyme de femme : les femmes n’avaient pas le droit d’écrire dans l’idéogramme chinois. Cette écriture a donc trouvé l’une de ses premières grandes expressions dans le récit de voyage d’un homme déguisé en femme… Certes, avant l’écriture "kana", le recueil de Manyôshû, compilé au début du VIIIe siècle, évoquait déjà le voyage. Mais associé à la privation : «J'ai laissé ma femme chez moi / abaissez la montagne / car je veux voir ma femme».
jJ : Mais pourquoi justement un récit de voyage ?
Ryozo Hiyama : Dans ce type de récit, la question de la perception est au centre. Il n’y a pas de conceptualisation : Tsurayuki ne fait pas œuvre de géographe, il s’inscrit dans la perception du moment. On ne peut construire le concept tant qu’on est en contact avec l’inconnu. Car cet inconnu n’entre pas dans le système du concept, qui se construit dans la familiarité, donc dans l’après-coup du retour. À l'époque où Tsurayuki écrit son journal de voyage, qui décrit le retour à la capitale Heian (Kyoto), une autre œuvre littéraire liée au voyage fut écrite, en kana aussi, vers 905 : "le conte d'Isé". Son héros, Ariwara Narihira, issu de la famille impériale, est écarté du pouvoir. Son voyage commence ainsi : «Il était une fois un homme qui avait décidé de partir en voyage vers l'Est, loin de la capitale, considérant son existence comme inutile.» Il met en scène le paradoxe de la distance : plus il s'éloigne de la capitale, plus est présente son image. Présence imagée produite par l'absence du réel. Ce décalage entre distances objectives et subjectives n'est-il pas à la fois le propre de l'image et celui du voyage ?
jJ : Et le lien avec la littérature ?
Ryozo Hiyama : C'est aussi sans doute ce paradoxe qui nourrit la littérature japonaise. Il s'agit toujours de privation, le fond nostalgique du voyage est inchangé. Mais à l'époque de Manyôshû, l'absence restait absence, alors que chez Narihira, l'absence est présence sur un mode imaginaire. Notre héros compose d'ailleurs le poème d'un amour avorté : "La lune se cache : le printemps n'est plus le printemps d'autrefois, alors que moi, je reste inchangé." Mais le moi de Narihara est-il réel ? N'a-t-il pas inventé le moi inchangé en image ? Ce paradoxe fut reconfiguré au XVIIe siècle par Bashô, qui introduit le quotidien et l'historicité dans le voyage, pour inventer un autre paradoxe : l'éternel dans l'éphémère du quotidien. Le voyage devient la vie : la richesse comme effet de la privation. Or une nouvelle image du voyage est introduite au XVIIIe siècle : touristique si l’on peut dire -ou profane. On y pense moins en termes de privation que de richesse des spécificités régionales. Ainsi, le thème du voyage n'est pas seulement lié à la gestation de l'écriture japonaise : il revient toujours avec le polymorphisme qui lui est propre. Je serais ainsi tenté de parler de l'éternel retour au voyage. --Propos recueilli par joël jégouzo--.
Images : Kino Tsurayuki, tirée d’une série de peintures des « 36 poètes immortels », anonyme, Xème siècle, Musée Guimet, Paris.
Ki no Tsurayuki (紀貫之), 872 - 945. L’un des plus important rédacteur du Kokin Wakashū.
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