L’Ennemi Public (en prison)…
Quelle visibilité offrir à ceux que la société dissimule quasi discrétionnairement ? Les institutions plutôt, devrions-nous dire, tant l’objet des réflexions proposées montre à l’évidence qu’il n’y a pas de consensus quant à sa dissimulation, bien au contraire : la société, dans ses expressions les plus populaires, n’ayant cessé de tenter de lever le voile sur les prisons, pour en sortir de force ses occupants (La Bastille, symboliquement le moment le plus frappant de ce désir de réversibilité), ou révéler cette mauvaise conscience qui aujourd’hui jalonne les murs de la prison. Le titre, du coup, paraît mal choisi pour circonscrire une population que l’on ne saurait réduire au statut d’Ennemi Public, lui-même objet d’une construction politico-médiatique. Car l’Ennemi Public n’occupe pas dans le champ sociétal la même place que le délinquant, statistiquement la population la plus importante derrière les barreaux. L’Ennemi Public occupe même une position bien singulière, artistique déjà, ouverte d’emblée à sa capture artistique bien plus précoce et nécessaire que sa capture policière –que l’on songe à Mesrine ou à Carlos, pointés ici dans l’horizon de la réflexion qui nous est proposée. Fantasmes exposés littéralement à la jouissance publique, on met longtemps à les exclure du champ médiatique qu’ils occupent, même après leur mort, sinon jamais, tel Mandrin. Les délinquants, eux, n’ont pas accès à ce prestige.
A l’origine donc, une «exposition». Aujourd’hui un livre pour en poursuivre le projet : la prison comme objet d’attention des artistes contemporains, chargés d’en délivrer une représentation esthétique. La prison. Non pourtant cette réalité brutale que la revue ne pénètre pas, ou très mal. Ce monde inhumain tant et tant dénoncé, chaque fois recommencé. Mais un livre pour prendre visiblement place dans le champ de la réflexion artistique, filant à de multiples reprises une métaphore douteuse : celle de l’art comme prison, parce que des contraintes pèseraient sur la création artistique, qui est plutôt l’objet d’un travail sur les codes qui voudraient l’enfermer, que le contraire… Une création saisie ainsi d’emblée comme aveugle à son objet (et c’est son mérite que de le reconnaître) : la prison, qui est une torture avant que d’être un code, un cheval effaré jeté dans une bataille sauvage avant que d’être «une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées»… La prison pourtant, débouclée, dégrafée, exhibée dans sa réalité de pénitence à travers quelques précieux témoignages de prisonniers politiques évoquant le degré de souffrance inouïe que l’on doit y subir.
L’ensemble des collaborations dessine alors un objet complexe, un projet compliqué qui ne sait jamais sur quel pied danser, interrogeant ce que la prison donne à voir tout autant que ce que nous voulons en voir. Scrutant au demeurant la validité d’une telle rhétorique pour donner à comprendre que seuls les médias d’ordre assimilent la volonté populaire à la volonté Publique, pour faire peser sur la Nation cette culpabilité qu’on lui fabrique commodément quant à son prétendu refus de voir ce qui se passe dans les prisons. Une approche multiple donc, paradoxale, ne cachant rien de ce qui est peut-être raté, en particulier lorsque l’on veut sincèrement s’interroger sur la question de savoir comment un regard esthétisé du dehors pourrait bien se muer en une expression artistique du dedans. Car ce regard ne cesse de renforcer le poids de la Domination médiatique dans la construction de la figure de l’Ennemi Public, articulée au demeurant par celle de l’Ennemi Public n°1. Avec Mesrine, on aura ainsi esthétisé à souhait la transgression. Roberto Succo… Genêt à la rescousse. Pour avouer in fine la trivialité d’un tel procès, dès lors que cette transgression est prise en charge par l’institution artistique. Il est du reste déconcertant de voir qu’à propos des prisons, c’est cette figure artistique de l’Ennemi Public conditionnée par celle de l’Ennemi Public n°1 que l’on brandit encore, et que c’est cette figure qui est supposée nous fournir les clefs de compréhension du vide dans lequel tombe la situation de l’immense majorité des détenus de droit commun… Que cette figure, encore une fois, soit artistique semble bien commode quand on parle d’art. Qu’elle soit celle d’un sujet de désir aussi. «Utile à l’économie libidinale» d’une société telle que la nôtre, certes. Mais il aurait été judicieux d’en poursuivre les détours pour débusquer ces lieux d’investissements du désir qui sont aujourd’hui les nôtres.
Reste la question de l’art des prisonniers. Celle de ces laboratoires expérimentés ici et là autour de l’image de soi dans la fabrique de l’autoportrait, supervisée par des artistes souvent en retrait du genre. Reste ce statut particulier des images qui sont faites en prison, et dont on comprend bien qu’elles dérangent l’Administration pénitentiaire. Il y a des expériences magnifiques rapportées dans ce livre à ce propos. Et puis ce témoignage, radical à sa manière, venant brutalement interrompre le cours de la réflexion pour nous jeter à la figure le réel de la prison. Celui de Jean-Pierre Carbuccia, affirmant avec juste raison que l’art n’a que très peu de place dans la réinsertion des détenus, tout comme il en a très peu dans une société percluse de pauvreté et de misère sociale. Pour lui, l’état des prisons françaises est tel qu’il ne peut fournir aucun projet réel, a fortiori culturel. Il est bon d’être pareillement ramené aux réalités, têtues. Quid de l’expression artistique dans un univers où l’on se pose surtout la question du nombre et de savoir comment dératiser efficacement ?
L'ennemi public, collectif, sous la direction de Barbara Polla, Paul Ardenne et Magda Danysz, éd. Le Bord de l'eau, coll. La Muette, 23 février 2013, 112 pages, 15 euros, ISBN-13: 978-2356872203.