L’ANGLETERRE A L’HEURE DE L’ABJECTION SOCIALE... (1/4)
Comment la Révolution industrielle s’est-elle débarrassée de ses exclus, en Angleterre ? Au fond, un rappel pour les anglais qui, aujourd’hui, vont de nouveau affronter une rigueur inédite, violente, d’une brutalité que l’on ne sait même pas encore imaginer. Un exemple aussi bien pour nous qui, demain, subiront le même sort si nous n’y prenons garde…
Alors pour l’imaginer justement, un peu du moins, voici un texte du XIXème siècle, évoquant la vie d’un village dans les années 1830, au travers de quelques extraits du récit d’un certain Joseph Arch. De loin, vous préfèreriez du Dickens. Je sais. Mais justement : les témoignages, les écrits sont nombreux sur cette époque, tombés dans les oubliettes d’une mémoire décidément prompte à classer pour pertes et profits ses propres soubassements ! Je vous propose donc un texte "non-littéraire". Dickens, aujourd’hui, ne renvoie plus assez à la matière qu’il tenta pourtant de sculpter avec émotion et talent : l’humanité souffrante.
L’extrait qui suit évoque donc le quotidien d’un village tout au long de la campagne dite Anti-Corn Law –la Loi contre la vente du Maïs-, interdisant, de 1838 à 1846 la commercialisation du maïs aux populations affamées, afin de ne pas faire chuter son cours, dans le but explicite de permettre aux propriétaires d’accumuler suffisamment de capital pour résister à la concurrence étrangère et au pays de s’enrichir. Voyez, nous sommes en plein cœur de notre sujet : protéger le capital, notre seul destin. Protéger la productivité de l’économie nationale, mais sacrifier les populations. Un mécanisme enfantin, une stratégie de cour de récréation dont les ouvriers de l’époque n’eurent aucun mal à comprendre les motivations profondes, toujours les mêmes en somme, à l’œuvre quand il s’agit de faire plonger l’histoire dans l’obscurantisme le plus noir.
Ce récit prend place après les grandes émeutes de 1830 qui secouèrent la Grande-Bretagne. Emeutes de la faim, de la détresse, de la révolte désordonnée et stérile. Emeutes des travailleurs pauvres, souvent étrangers (irlandais, écossais), jetés du jour au lendemain dans la plus extrême misère. --joël Jégouzo--.
"Mon père ayant refusé de signer le document donnant droit à un petit pain bon marché, il ne pouvait prétendre à aucun travail avant dix-huit semaines de pénitence. Il fit cependant tout ce qu’il était possible pour en trouver, mais tous ses efforts restèrent vains. Il était désormais un paria, et nous serions morts de faims si ma mère ne nous avait sauvés en acceptant de lourds travaux de blanchisserie. L’hiver était terrible... Il y avait en réalité assez de maïs pour tout le monde dans le village, et ce n’était pas le moindre des aspects les plus cruels de cette loi, dont on nous assurait pourtant qu’elle était bonne pour tous, que de découvrir que ceux qui en possédaient refusaient de le vendre alors qu’il nous était tellement et douloureusement nécessaire. Ils le conservaient à l’abri, enfermé sous clef, et devant les silos, des gens pleuraient pour obtenir un peu de grains, tant ils étaient réduits à la dernière extrémité, tandis que les négociants aux cœurs endurcis restaient sourds aux cris des affamés, leurs semblables. Et tout cela parce qu’ils pouvaient ainsi espérer vendre plus cher leur maïs ; tout cela parce que la famine, en s’installant, faisait chaque jour monter davantage le prix du grain, le seul souci des propriétaires de la région. "Faire de l'argent à n'importe quel prix" était leur devise. Ils appartenaient à la classe des hommes qui essaient toujours de tourner à leur propre bénéfice les misères, les malheurs, et l'abandon de leurs plus miséreux voisins. Ils s’étaient énormément développés à leurs dépens, et ils régnaient à présent et fréquentaient la Cour et tenaient les Lois dans leurs mains, eux, les riches propriétaires fonciers et les commerçants de gros, qui au lieu d’aider le peuple à sortir de sa misère, ne cherchaient qu’à s’assurer un niveau de confort plus élevé, ne cherchaient qu’à améliorer encore, si c’était possible, leur propre condition, la meilleure qui soit et la pire, car elle nous maintenait dans un état de pauvreté et de servage, de dépendance et de détresse absolus. Ceux qui possédaient la terre, crurent que tout leur était permis du fait que cette terre leur appartenait, qu’elle appartenait aux riches exclusivement, et que le reste de la population, les pauvres, n’en pouvait jouir d’aucune façon, ni en espérer quoi que ce fût, ni moins encore en proférer aucune réclamation de quelque nature que ce fût. (à suivre…)
La vie de Joseph Arch, pp.10-35, édition de 1898. Traduction par mes soins.