Abolition de l'esclavage. L'Afrique, passé honteux ou avenir radieux ?
Commémorer la fin de l'esclavage est certes prendre acte publiquement et politiquement de notre responsabilité face à l'Afrique. Mais on ne peut s'empêcher de penser qu'il y a quelque chose de vain dans cette commémoration, qui ne fait que prendre acte de notre culpabilité à l'intérieur même des catégories de pensée qui sont les nôtres, replaçant ainsi notre faute passée dans l'orbite de la célébration de soi. Que signent d'autres, en effet, ces cérémonies qui ouvrent à la supériorité des catégories mentales occidentales capables de rappeler à l'ordre un occident fautif ? Mais au bout du compte, que vise-t-on quand on commémore sans réciprocité, c'est-à-dire sans tenter de pointer notre ignorance ni nous contraindre à nous ouvrir à cette altérité que l'esclavagisme gommait ? Cette altérité, précisément, fut la production d'un savoir original, concurrentiel du nôtre et inédit dans l'histoire de l'humanité. Un savoir qu'aujourd'hui encore nos brillantes universités ignorent. Que vise-t-on alors, avec ces commémorations bien vite enterrées, sinon le silence des archives et non les plis de la mémoire au présent ? Que vise-t-on quand nous refusons toujours de nous poser la question de savoir ce que nous voulons vivre, aujourd'hui, de cette mémoire meurtrie ?
Que savons-nous, du reste, de cette histoire du savoir sur le continent africain, nous qui en écartons les bibliothèques, de peur qu'elles ne deviennent peut-être trop éclairantes sur nous-mêmes ?
Alors plutôt que de commémorer à la hâte, peut-être pourrions-nous simplement tenter de mieux comprendre, justement, en quoi l'Afrique pourrait bien nous éclairer sur nous-même.
Dès le Moyen Age, des universités se sont ouvertes sur le continent africain, à Djenné, Gao, Tombouctou… Dès le Moyen Age, des manuscrits ont circulé à travers tout ce continent, où s’établit très tôt un commerce du livre autour d'ouvrages savants qui proposaient des commentaires sur la logique formelle d’Aristote par exemple –l’exemple a son importance.
L’alphabet arabe joua bien évidemment le même rôle dans ces régions du monde que le latin pour nous.
Aujourd’hui, des fonds d’archives importants existent, au Mali, en Mauritanie, au Sénégal, au Nigeria, en Ethiopie… Le plus intéressant peut-être de cette histoire, c’est que de très nombreux groupes ethniques de l’Afrique noire participèrent aux controverses qui agitèrent la pensée de cette époque, si bien que cette dernière fut aussi productrice de savoirs aux côtés de l’Afrique musulmane, en logique, médecine, agriculture, grammaire, droit, rhétorique, Belles lettres, éthique, histoire, astronomie, mathématiques, etc. …
Des systèmes d’enseignement y furent très tôt mis en place, diffusant ce savoir et ces controverses. Si bien qu’on en trouve des traces écrites dès le IXème siècle, africains et arabes discutant âprement de l’universalité des concepts, de la pertinence de la rationalité classique, du relativisme linguistique, bref, ouvrant déjà, à travers une critique des universaux, à la question de l’altérité… Et en s’emparant d’Aristote et de sa reformulation du concept de Mimèsis, instruit, à l’opposé de Platon, dans une praxis et non une théorétique, ils purent défricher les fondements d’une possible raison orale, inscrite désormais dans le champ du savoir et non seulement de la poétique, où l’Occident a voulu, elle, l’enfermer.
L’Afrique sut ainsi défricher d’autres modèles de pensée, et sans revenir à cette fameuse bibliothèque éthiopienne en langue guèze, que décrit si bien Anthony Mangeon dans son essai, entrant dans une relation de recréation de la pensée européenne, une littérature s’inventa que nous aurions intérêt à explorer de nouveau aujourd’hui.
Dans son essai justement, Anthony Mangeon met en avant l’interculturalité précoce de l’Afrique sous les espèces d’une bibliothèque curieuse du reste du monde, ancrée dans un dialogue avec les bibliothèques autres. Grande leçon pour nous : les africains construisirent très tôt la nécessité d’une réciprocité de l’Histoire, ce qui est loin d’être notre cas. Une exigence et un regard, instruisant au passage une histoire africaine de l’Occident dont le moins que l’on puisse dire, hormis quelques traductions, c’est qu’elle n’a pas intéressée beaucoup l’Occident, peu pressé de se dévisager dans ce regard critique…
De nos jours, nombre de penseurs africains s’approprient les concepts dominants de la modernité occidentale en les critiquant et en refusant de se soumettre à l’ordre qu’ils supposent. Non seulement celui de l’ordre des mots, mais aussi celui de leur ordre politique. De ce point de vue, la négligence des historiens face aux apports de la "pensée nègre" à la Révolution (des jacobins noirs à la Tragédie du roi Christophe), paraît infiniment désinvolte, sinon coupable. Comme le signale toujours ce dernier, les révoltes noires de la Martinique, de Saint-Domingue, de la Guadeloupe, des Antilles, véritables laboratoires d’un nouveau monde politique, nous auraient évité bien des dérives si on leur avait accordé davantage d’importance : elles ancraient en effet l’idée moderne de la Nation dans une problématique raciale pour la dépasser évidemment, et tenter de fabriquer une identité déconnectée de la race, à savoir : une identité riche d’ancestralités multiples, plutôt que de l’enfermer dans une filiation relevant du mythe de la pureté nécessaire des origines.
La conclusion de son essai, affirmant que s’il n’existe pas de pensée noire mais un penser noir en tension avec la modernité occidentale et s’affirmant comme son lieu de dépassement dans l’affirmation d’une identité plurielle héritée des insurgés noirs du XVIIIème siècle est forte et riche d’enseignements pour nous, même s’il faudrait peut-être poursuivre ou reprendre du côté de la pensée noire et non plus exclusivement d’un penser noir. Mais au fond, déjà, l’essai d’Anthony Mangeon apparaît incontournable en ce sens qu’il montre aussi que les penseurs africains contemporains, en utilisant les mêmes outils conceptuels que nous pour donner à entendre ce qui résiste à leur réduction dans nos catégories, ne font rien moins que de tenter de construire une rhétorique de l’altérité qui ne serait plus fondée sur la frauduleuse opposition cultivé / ignorant, mais ouvrant droit aux vraies différences, enfin.
La pensée noire et l’Occident – de la bibliothèque coloniale à Barack Obama, Anthony Mangeon, éd. Sulliver, coll. Essai, sept. 2010, 302 pages, 22 euros, ean : 978-2-35122-068-9.
Les Jacobins noirs, Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue, par P. I. R. James, traduit de l’anglais par Pierre Naville., 1949, Gallimard. Titre repris par les éditions Amsterdam, coll. Histoires atlantiques, octobre 2008, 401 pages, 18 euros, EAN : 9782354800321.
Une page de la version éthiopienne (guèze) du livre d'Enoch (British Museum MS. Orient. No. 485, Fol. 83b)