L’ADIEU A L’AUTOMNE (S.I. Wietkiewicz, 1927)
Dans l’un de ses articles publiés en 1934, Witkacy renvoyait le lecteur à ses autres études de la façon suivante : "cf la critique des opinions de T. Kotarkinski, 1935, enfouie dans les tiroirs de mon bureau et ceux du bureau de Kotarkinsky".
J’aime assez cette désinvolture. Non qu’il faille enterrer à l’avance tout propos critique sous des tonnes d’autres considérations plus opportunes, mais qu’il puisse n’exister qu’en un lieu aussi vain, voilà qui réconforte en moi le sens de l’exercice, qui n’est pas d’instruire, mais de poursuivre, autant qu’on le pourrait, ailleurs, dans le déplacement de la raison et du langage, la possibilité de dire quoi que ce soit sur la littérature.
Viser autre chose, donc, que le déploiement rationnel et argumenté d’une péripétie langagière vouée presque toujours à sa disparition.
Cet autre chose qui pointe peut-être sous l’égarement auquel invitait Witkacy.
Et se rappeler, peut-être, que ce dernier écrivait toujours dans un état de surexcitation mentale, accroché au désir de débusquer l’inaudible et cultivant à l’excès le goût de du paradoxe. Il y avait en effet chez lui une vraie incapacité à exposer quoi que ce soit avec clarté. Sans doute cela tenait-il à la conception qu’il se faisait du monde, à son "ontologie plurielle" qui rejetait de toutes ses forces l’idée d’une unité de l’être et de la personne qu’il jugeait factice, et le conduisit à développer l’idée d’une totalité négative de l’être dont il voyait se manifester le sens dans cette dimension charnelle de nos vies (la chair, pas la viande), à tout jamais inaccessible à l’esprit humain. Une ontologie plurielle qui l’amenait en outre à développer un pessimisme viscéral, sinon un catastrophisme salutaire.
Et se rappeler encore, oui, c’est peut-être cela au fond, le seul horizon de tout discours : se rappeler que Witkacy refusait la fascination qu’exerce d’ordinaire sur les hommes la philosophie et sa prétention à restituer ses objets de pensée sans restes ni excédents. Un refus qui l’avait entraîné à ne composer qu’avec les restes et les excédents de la pensée, du verbe, du langage quel qu’il fut, au point de composer de véritables farcissures textuelles.
Cela pour l’analyse. Je ne voudrais pas lui faire à présent une "gueule", fût-elle d’écrivain…
(Bien avant Gombrowicz, Witkacy avait énoncé cette métaphore de la "gueule", exécrant les fâcheux qui vous enferment dans une attitude, une pensée, une œuvre, tout comme ceux qui ne se rendent jamais compte qu’après coup, la gueule par trop exagérément ouverte, après les guerres par exemple, le désarroi des peuples, l’injustice volubile des discours de domination, qu’il y a quelque chose qui cloche dans notre culture occidentale…)
Je ne lui ferai donc pas une gueule d’écrivain, mais me rappellerai encore le héros de cette œuvre, L’Adieu à l’automne , Athanase, un être velléitaire qui me faisait penser à l’être de trop de la culture russe des années vingt, à Bazarov, le héros négatif de Tourgueniev, témoignant dans cette marge qu’il inaugurait, de la naissance de l’intelligentsia comme classe discréditée. Nécessairement.
Je me rappelle même très exactement cet Athanase qui ne ressemble à rien mais sait se moquer de lui-même, devisant sans relâche, amoureux toujours, toujours transi sans trop savoir quoi faire de cette léthargie (n’est pas Lancelot qui veut), sinon ouvrir grand les portes au néant, à ce néant qui subjuguait dans les années 20, comme un joyau finement ciselé où contempler toutes les facettes d’un Moi que l’on vivait morcelé, plus "brillant" qu’il ne l’avait jamais été jusque là, mais du brillant des verroteries.
"Personne n’avait de conscience claire de l’être qu’il était en réalité (non plus métaphysiquement, cela, nul ne savait depuis longtemps, mais socialement) dans les structures compliquées et éphémères de la société et chacun avait une idée de soi tout à fait différente de ce qu’elle aurait dû être. (…)
"Même Athanase, cet improductif, mais assez intelligent, malgré une aptitude exceptionnelle à fixer les plus menus états d’âme, ne cessait de croiser en chemin son sosie intellectuel, lequel tendait vers la liquidation totale de tout son petit magasin mental.
Peut-être parce qu’il savait "que quelque part la grande mutation de l’humanité (était) en train de s’accomplir ; quelque chose de gigantesque (était) en train de déferler au-delà de l’horizon de (sa) compréhension étroite et (il) ne pouvait voir cette grandeur dans aucun fait qui lui fut perceptible.
"Je ne suis (beugle Athanase) qu’une chose sans nom, le déchet d’une pseudo-culture qui n’a réellement rien créé d’intéressant chez nous, ruminant depuis des siècles les nouveautés étrangères, et encore, presque toujours à contretemps.
Mais Athanase respirait : tout serait résolu par la vie elle-même.
Alors à ce moment exact, "(le) monde, splendide dans la menace de sa beauté indicible, se ramassa pour bondir et se jeta comme une bête féroce sur la pauvre charogne humaine qui l’avait trompé en se trompant elle-même, et il enfonça ses crocs avec toute sa cruauté jusqu’alors cachée, dans la malheureuse conscience qui cherchait en vain le salut."Son propre moi lui sembla d’un coup "une petite cochonnerie étalée comme une fine couche de graisse sur l’indifférente plaque métallique de la nécessité que quelque chose soit. "
Mais c’est sans doute d’autre chose, encore, qu’il faudrait se rappeler, qui restera dans l’ouvert d’une question que l’on ne sait peut-être même plus poser. --joël jégouzo--.
images : Witkacy et couv de son roman, épuisé.
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