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La Dimension du sens que nous sommes

Kracauer l’exilé, de Martin Jay

10 Avril 2014 , Rédigé par texte critique

 

 

Martin-JayUn hommage à cet intellectuel inclassable que fut Kracauer, par l’un des universitaires américains les plus intéressants qui soit dans l’univers des cultural studies. Martin Jay nous livre ici non pas une biographie de Kracauer mais une approche épistémique d’une intelligence volontairement soustraite à son marquage identitaire. L’œuvre de Kracauer en témoigne, multiforme, résistant à tout classement, celle d’un intellectuel qui a renoncé à se travestir en universitaire, tout autant qu’en journaliste, celle d’un intellectuel free-lance dirait-on aujourd’hui, marginal,  refusant les fermetures spéculatives qui débitent la réalité du monde en tranches d’expertises sans grandes significations théoriques. Car on ne peut comprendre le monde en le découpant mathématiquement, ce que Kracauer avait saisi très tôt, lui aux yeux duquel la catégorisation ne témoignait que d’une réponse angoissée face à la complexité du monde, pour dévoiler très vite son vrai visage : celui d’un mode de domination et de contrôle voué à la répression des êtres qui peuplent ce monde. Toute sa vie, Kracauer se sera posé la question de savoir comment sauver la complexité du fait social, un véritable enjeu pour les sciences sociales aujourd’hui encore. Et toute sa vie il aura tenté de conformer sa démarche intellectuelle à ce questionnement, rédigeant des articles plutôt que des thèses, quelques rares essais, fragmentant ses idées, ses pensées, livrant de simples sentiments parfois en guise de démonstration, pour plonger au plus trouble de cette Allemagne de Weimar dont l’époque, à bien des égards, nous dédicace ses symptômes qui font signes dans nos scoiétés à court d’Histoire. Un intellectuel nomade en somme, comme le fut à bien des égards Benjamin, passeur à l’éclectisme débridé, livrant un corpus de textes inégaux d’écrits en tous genres, articulés tout de même par sa détermination à dénoncer le spectacle du Capital et les leurres de l’idéologie dominante, cette marchandisation du monde qui bousculait déjà les vies avec férocité –on se rappellera sa merveilleuse étude sur les employés de Berlin, décryptant le fonctionnement du système de domination du monde de la bourgeoisie allemande. La variété même des sujets abordés par Kracauer dessine ces contours d’une pensée habitée et marginale, qui du piano au port des bretelles, de la machine à écrire aux cris de la rue, de la carte postale au cinéma, a su observer le monde sans le subsumer sous  un ordre pré-conscrit. Philosophe, sociologue, historien, grammairien, Kracauer avait le don de traquer cette réalité qui nous échappe tant pour en dessiner une totalité fragmentée capable d’en interroger en retour les fondements. Ce qui l’intéressait au fond, c’était de déchiffrer la situation historique de l’Esprit, comme l’affirma de lui très justement Adorno. Un esthète du cogito en quelque sorte, mettant en scène une pensée dialectique, toujours entre théorie et praxis, pour mieux appréhender chaque fois les processus à l’œuvre et ne voir dans la société et les hommes non une totalité accomplie mais en cheminement d’elle-même. Exilé toute sa vie, faisant de cet exil le fondement de son acuité intellectuelle, Kracauer travailla cet «estrangement» comme le nomme avec raison Martin Jay comme un mode spécifique de connaissance, qui fait de l’historien un étranger. C’est cette exterritorialité qui nous importe aujourd’hui, apte à nous aider à récuser l’idéalisme simplifiant d’un monde intrinsèquement signifiant.

 

Kracauer l'exilé, de Martin Jay, préface de Patrick Vassort, traduction de Stéphane Besson, Danilo Scholz, Florian Nicodème, éd. Le Bord de l'eau, 13 février 2014, Collection : Altérité critique, 246 pages, 22 euros, ISBN-13: 978-2356872753

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