"Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée", Mallarmé...
24 Décembre 2012 , Rédigé par texte critique Publié dans #poésie
«Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée !», s’exclame Mallarmé dans ce poème qu’il vient d’écrire : Le don du poème. Mallarmé a veillé toute la nuit, toute la nuit il a tenté d’écrire son poème en songeant à une œuvre plus grande qu’il ne parvient pas à finir. Sa femme vient de se lever et s’occupe de leur enfant, une fille. L’entend-on pleurer dans le poème, que ses cris ne sont que barbares, hostiles, tourments infligés à la création poétique. Car cette enfant lui confisque la seule naissance attendue, celle du grand œuvre poétique. Mallarmé travaille à Hérodiade. Toute la nuit. Mais au petit jour, il n’a pas avancé d’une ligne. Il vient tout de même d’écrire ce curieux poème, jeté à la figure de sa femme qui lui a certes fait le don d’une fille, mais qui est incapable de lui donner un meilleur enfant, celui qu’il attend et qui n’est pas de chair et qui n’est pas de bosses, de cris ou de succion. Elle s’est recouchée, l’enfant dort. Mallarmé sait que bientôt, tout ce monde se réveillera de nouveau, fera du bruit, balbutiera, l’interrompra et que lui-même devra se lever, se laver, s’habiller et se rendre à l’école, où il enseigne. A Tournon. Avec sa vue plastronnée sur le Rhône — «fuir, là-bas fuir, je sens que les oiseaux sont ivres d’être parmi l’écume inconnue et les cieux… », etc.
Dans les reflets de la vitre, Mallarmé saisit le chatoiement de sa lampe à pétrole. La mèche se consume indûment, dégage une fumée maussade. Le pétrole est de médiocre qualité. Il sent mauvais. Tout l’appartement empeste. Pourtant, à Tournon, dans cette ville bâtie en bordure du fleuve toujours impétueux, dans l’humble salon au parquet impeccablement ciré et dont les lattes sont disjointes par endroits, Mallarmé transpose sa vision, ouvre son logis à l’inconnu des intervalles orientaux, file ses nuits en afféteries lexicales, ciselant ses joyaux jusqu’à ce que l’aurore se jette sur la lampe, en brise le verre «brûlé d’aromates et d’or», et qu’il ne reste au milieu des «palmes» de sa chimère endormie, que les cris d’impatience de la jeune Mallarmé cherchant le téton de sa mère. Cet insomniaque toute la nuit à son texte, au moment où le jour aborde, ne peut alors retarder l’angoisse qui l’étreint, tout comme le dégoût à la vue du bébé, les lèvres lourdes du lait qui goutte au sein. C’est qu’il déteste cette enfant. Elle est comme le décor avachi du quotidien qui l'emmure : l’école, son épouse malade, l’inanité de l’écriture, sa viduité quand elle croit s’emparer du monde et ne fait que camper à sa porte. Bordel, n’a-t-il pas à recréer le monde pour le faire mieux corner dans l’acte poétique ? Alors cette enfant, c’est l’exténuation dans laquelle le jour l’embobine. Qu’on lui donne trois jours et Mallarmé aura réinventé la poésie ! Trois jours, pas un de plus, il aura dit le monde inédit où il accoste, déployant son drapeau en une dernière frénésie. Après lui, le siècle sera mort et la littérature défaite. La poésie aura rendu son souffle, les versificateurs ne feront plus qu’arpenter son champ désolé. Alors cette enfant, Dieu !
Et pourtant, aujourd’hui, je ne peux entendre que Valéry sur le même sujet, qui épela dans la joie l’acte tendre de sa paternité, «d’être et de n’être pas», «vivant de l’attendre quand son cœur n’est pas même encore dans ses pas».
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