IMMIGRATION : LA MEDITERRANEE, TOMBEAU DES HARRAGAS
entretien avec Virginie Lydie autour de son essai : Traversée interdite
jJ : Comment en êtes-vous arrivée à travailler sur un tel sujet ?
Virginie Lydie : Tout a commencé en 2007 par l’écriture de "Paroles clandestines, les étrangers en situation irrégulière", publié chez Syros. C’était le début des quotas d’expulsion. 25 000. Qui étaient-ils ? Pourquoi eux ? De recherches en rencontres, j’ai découvert, perplexe, l’existence des " ni-ni ", ni-régularisables, ni-expulsables. Le comble de l’absurdité. Ils entraient (en rétention, parfois en prison et en rétention), puis ils sortaient ; ils entraient, ils sortaient… Deux fois, cinq fois, dix fois, plus parfois. Certains étaient empêtrés dans des imbroglios administratifs et juridiques (par exemple un parent d’enfant français, non expulsable, mais interdit de territoire, donc non régularisable), d’autres n’obtenaient pas le laissez-passer consulaire indispensable à leur renvoi dans leur pays d’origine : soit parce que leur consulat opposait une certaine résistance à la politique française, soit parce qu’ils cachaient leur identité. Ces derniers, les " X se disant ", on en parlait à demi-mots.
Casse-tête pour les autorités et pour les avocats (comment expulser, mais comment défendre, aussi, quelqu’un dont on ne connaît pas l’identité) le clandestin, celui qui se cache, avait quelque chose de honteux, de suspect, d’inquiétant même. Méfiant, peu enclin à voir les associations, il n’attirait pas la compassion, contrairement au demandeur d’asile, au parent d’enfant français ou encore au travailleur sans-papier, bien plus acceptables d’un point de vue médiatique. Ma rencontre avec l’un de ces hommes a été un choc. 17 passages en prison et en rétention (la plupart du temps au seul motif de sa situation irrégulière), un enfant qu’il n’avait pas reconnu par crainte d’être expulsé en révélant son identité, par méconnaissance de ses droits aussi, plusieurs tentatives de suicide... Fausse vie, fausse identité, mais vraie souffrance !
jJ : Comment travaille-t-on sur un tel phénomène, si peu aisé à saisir ?
Virginie Lydie : Je dois beaucoup à cet homme dont le témoignage va faire l’objet d’un livre qui sortira en octobre. Cet homme qui vivait dans le mensonge, qui n’en pouvait plus de mentir, était, comme je l’ai dit plus haut, dans un état de grande souffrance. Sa personnalité était aussi morcelée que sa vie, une sorte de puzzle dont il me livrait les pièces, pêle-mêle. Je suis devenue sa confidente. Je l’ai suivi partout, en prison, en rétention, au tribunal , dans la rue, sur des chantiers, chez Médecins du monde, en addictologie, chez moi, en Tunisie où il a finalement été expulsé… et d’où il a refait une tentative de "harga" le 14 janvier, en même temps que Ben Ali. En parallèle, j’ai travaillé de manière plus large sur les harragas, pour essayer de comprendre ce phénomène qui est loin d’être un simple cas individuel. J’en ai fait un mémoire d’écologie humaine, puis l’essai "Traversée interdite" que vous connaissez.
jJ : Au fond, c’est tout à la fois l’Europe dans son histoire contemporaine et ancienne, que le présent des Etats arabes qui est en cause ici. Avec la Méditerranée, telle qu’elle n’a pas su se constituer, et qui s’offre comme lieu d’un destin régional, sinon mondial, raté. Moins cette fameuse pression migratoire donc qu’un désespoir, méditerranéen. Une communauté de destin souffrante en quelque sorte, quand elle aurait pu incarner d’autres ambitions…
Virginie Lydie : Les deux rives de la Méditerranée ont en commun une longue histoire, faite d’échanges et de conflits passionnels, une sorte de "Je t’aime, moi non plus" qui dure depuis des siècles, et même des millénaires. Au Maghreb, si proche de nous, la sensation de marasme économique et social est renforcée par l’impression d’opulence de la rive nord, et surtout par l’interdiction faite à tout un pan de sa jeunesse de s’y rendre. C’est relativement nouveau, les générations précédentes n’ayant pas connu ce genre de problème. Quand je vais en Tunisie, notamment dans certains villages côtiers, je suis partagée entre l’amour pour ce pays et le ressenti de ce marasme, cette attente d’un demain qui ne vient pas, cette incapacité à changer les choses autrement que par la transgression. C’est le mythe d’Icare, et c’est l’Europe qui l’entretient.
jJ : Lampedusa est devenue un peu le symbole de cette réalité. Aujourd’hui Berlusconi parle de "libérer" l’île, empruntant tout autant au vocabulaire des Croisades qu’à celui de la guerre de 39-45. Quelques 6 000 immigrés menaceraient les 730 millions d’européens… Pouvez-vous nous rappeler un peu cette réalité, d’autant que l’Europe a besoin d’immigrés d’une part, et que d’autre part, comme vous le montrez dans votre étude, une régularisation massive de clandestins non seulement ne nuirait pas à son économie, mais l’aiderait…
Virginie Lydie : Nous sommes dans une société du cliché instantané. Nous sommes très informés, mais mal informés, car nous ne savons pas maîtriser la masse d’informations qui déboule à chaque instant. Tout va vite, très vite. Aujourd’hui, je réponds à vos questions, mais les révolutions tunisienne et égyptienne sont déjà de l’histoire ancienne.
Jetons un coup d’œil à la Une de Google, ce jeudi 31 mars à 20h :
Ouest-France : Joggeuse de Bouloc. L'autopsie attesterait la thèse d'un meurtre
Le Monde : Suivez en direct la situation en Côte d'Ivoire
20 minutes : François Hollande sur la route de la présidentielle
Libération : Débat sur la laïcité: Copé dénonce l'"indignation sélective" du PS
France Info : Traitement de Parkinson : une première condamnation -
Le Monde : Moussa Koussa, un informateur clé pour la coalition
Le télégramme : Catastrophe nucléaire. De l'iode radioactif dans une nappe d'eau ...
AFP : Procès Krombach: la mère de Kalinka, une femme entre deux feux
Le Monde International
A Abidjan, "tout le monde retient son souffle"
Moussa Koussa, un informateur-clé pour la coalition
Côte d'Ivoire : "On n'est plus là pour s'amuser, on est en guerre !"
Le monde société
Bruno Le Maire se saisit de la question du suicide chez les agriculteurs
Rendu accro au jeu et au sexe par un médicament, un Nantais obtient réparation
Feu vert pour l'accord sur les retraites complémentaires
Le Figaro
Devenu accro au sexe, un malade obtient réparation
Qui assistera au débat de l'UMP sur la laïcité ?
Intéressement en baisse pour les salariés de France Télécom
Libération
Tchernobyl : l'avenir de l'enquête en France suspendu à la cour d'appel
Fillon, Bachelot, Paillé sècheront le débat sur la laïcité
"Votre attention s'il vous plaît, ceci est un poisson d'avril"
Qui peut s’intéresser, de près, à chacune de ces informations ? Nous en retenons quelques titres, quelques images chocs, comme celle de Lampedusa où 6 000 tunisiens sont actuellement entassés. "Libérer" l’île, admettons si l’on considère sa petite taille et ses 5 000 habitants, mais "libérer" l’Europe dont les 730 millions d’habitants seraient menacés par quelques milliers d’immigrés, voire quelques dizaines de milliers, est une image toute autre qui montre bien le ridicule de nos fantasmes. Depuis la mi-janvier, 18.000 Tunisiens sont arrivés à Lampedusa contre 4.000 migrants sur toute l'année 2010. Mais en 2010, les Tunisiens tentés par l’aventure se faisaient arrêter sur les côtes tunisiennes (pratique pour l’Europe qui ne les voyait plus), ou ils passaient par la Turquie (rappelons l’opération Rabit déployée en Grèce par Frontex, en novembre 2010). Beaucoup attendaient des jours plus favorables… 18 000 sur 10 millions de Tunisiens : ce n’est pas l’exode, mais plutôt un réajustement ! Rappelons aussi que la petite Tunisie a accueilli, depuis le début de la crise libyenne, près de 200 000 réfugiés. A ma connaissance, les Tunisiens ne crient pas "à l’invasion !"
jJ : Comment revient-on d’une telle étude ? En revient-on seulement ?
Virginie Lydie : Oui et non. Cette étude, qui s’est étalée sur trois ans, fait partie de mon histoire personnelle. C’est aussi un investissement énorme en temps passé, sans aide, sans subvention, sans rémunération autre que d’hypothétiques droits d’auteur… J’étais découragée, et je le suis encore, face à mon impuissance à aider ne serait-ce que l’un d’eux. J’étais découragée, et en même temps révoltée, de voir que les gens ne prenaient pas les harragas au sérieux. "Mais enfin, ils n’étaient pas obligés de partir !", "Ils se sont mis tout seul dans la merde, maintenant qu’ils se débrouillent !", "Ils n’ont qu’à rentrer chez eux et travailler !"… Dans une société où la compréhension de l’information doit être immédiate, les harragas n’attirent pas la compassion car leurs blessures sont invisibles. Invisibles, mais profondes. Quelque part, ce sont eux qui m’ont soutenue, eux qui risquent leur vie pour la liberté parce que, justement, ils ne sont pas obligés (au sens où nous l’entendons) de la risquer. Ils étouffent : d’un bout à l’autre du Maghreb, l’expression vient et revient. Harragas, brûleurs de frontières, brûleurs de vie, brûleurs de leur propre identité… Je pense à Rimbaud expulsé d’Autriche (entre autres) ; Alexandra David Neel entrée clandestinement au Tibet ; Richard Burton entré clandestinement à la Mecque ; Henri de Monfreid, bien décidé à changer de vie pour ne pas devenir le "parfait petit épicier de Montrouge"… Eux aussi étouffaient. Les frontières ne les ont jamais arrêtés. Leurs travaux littéraires ont laissé leur nom à la postérité, mais ce sont leurs transgressions qui nous les font considérer comme des héros.
Traversée interdite. Les Harragas face à l’Europe forteresse, de Virginie Lydie, préface de Kamel Belabed, éd. Le Passager clandestin, mars 2011, 176 pages, 16 euros, ean : 978-2-916952444.