Il était dix fois, douze fois, chloé delaume...
La raison d’être de la fiction, non de la littérature, c’est la composition. L’autofiction n’y échappe pas, qui sait ruser avec la succession des émotions et des événements. Sa logique interne est celle de l’ordre, dans lequel, justement, les distribuer. Sinon les réquisitionner, la réquisition formant l’horizon ultime de l’écrivain à la poursuite du recommencement (du prochain opus), non d’un texte qui aurait la force de rompre la répétition du même. La composition donc, dans cette forme ultime du conte où la fin n’achève en rien les commencements mais les autorise plutôt, pour ouvrir de nouveau la lecture à son appel. La structure des contes, cette machinerie attrayante, est assez connue pour qu’on se passe ici d’y revenir. Sauf que dans le cas de cette Femme sans personne dedans, la figure du désordre est la stabilité de départ que le conte présuppose toujours. Au départ donc, il y a ce suicide pour état stable sur lequel édifié son récit. Un suicide qui ne fait en rien événement, mais autorise la mise en abîme du roman tout entier : une post-adolescente s’est crue chloé delaume. Elle lui a fait parvenir son manuscrit, une sorte de double mimant ses grimaces, ses tics, ses trucs, son style. Un manuscrit dont le personnage chloé delaume n’a su que faire. Sinon lui dire qu’il n’était peut-être pas des meilleurs… De quoi chloé delaume est-elle le nom ? Voici qu’elle épelle ce nom dans cette mise en abîme : le personnage chloé delaume rencontre son simulacre sous les traits d’un autre personnage, celui d’une jeune fille incapable d’accéder à sa propre fiction et qui finit par décider d’en finir avec ses jours, d’autant plus navrants qu’elle a dû en affronter la nullité : une besogneuse fiction. Et qu’importe ici que ce suicide ait été réel ou non : il n’est qu‘une matière, inerte pourrait-on dire, informe, impropre, grossière, que l’auteure a ramassée dans la rue quasiment pour la mettre enfin dans une forme digne, accomplissant la destinée de cette femme sans destinée autre que d’appartenir à la fiction chloé delaume. Qu’importe ? Rien n’est moins certain cependant : chloé delaume ne cesse de jouer sur la réalité de l’événement. Il serait vrai. La presse, en son temps, l’a attesté. La presse… cette autre machine à fabriquer du leurre… et l’auteure, venue à la rescousse de son personnage chloé delaume, pour en avancer la foi. Une vraie mort tragique. Dont se dessine ici la raison d’être, c’est-à-dire la fonction : l’irruption d’un réel au sein d’un conte dont on nous dit à la fois qu’il n’est qu’un conte et qu’il doit bien être plus que cela, pour fonctionner –retenir l’attention, si vous voulez. Cette fonction d’empathie au demeurant, propre aux mauvais romans de gare et à toute cette littérature romantique du XIXème siècle, où les auteurs n’avaient de cesse d’affirmer haut et fort, pour ainsi dire : «Mme Bovary, ce n’est pas moi»… La presse donc, convoquée au chevet du lire et l’auteure elle-même ne se faisant pas faute de nous signaler que le suicide a réellement été. Que cette matière inerte, informe, grossière, avant que d’être disposée en un certain ordre a d’abord été le désordre pathétique d’une jeune femme souffrante, infiniment. Etrange rappel au vrai de la chose pour enrôler l’empathie du lecteur. Mais un simple effet de réel, rien de plus. Dont chloé delaume use pour relancer l’attention, tout comme elle use d’une autre variété d’effets de réel : ses embardées qui nous font saluer le joli trait de plume dont elle dispose. 2maillant le texte quand il perd de son souffle. Rien d’étonnant alors à ce que la figure de style centrale de cet écrit soit l’anaphore («dans la tour elle est seule », convoquant à juste titre l’imaginaire de la princesse), relançant chaque fois la lecture d’un nouveau chapitre pas moins circulaire que les autres. Avec en fin de course, l’appel au lecteur, le seul esseulé à vrai dire, à sortir du livre qu’elle soupçonne de n’être pas dévoré assez et de lui être tombé des mains par trop souvent, à déserter son œuvre pour s’adonner à l’écriture de sa propre autofiction. Non merci, serions-nous tentés de répondre au souvenir du premier chapitre, ouvert au suicide, justement, d’une lectrice présomptueuse qui s’est crue capable d’opérer seule à ce soulèvement… Appel moins à l’insurrection du reste qu’écho d’une fausse candeur postulant cet improbable mouvement de soulèvement comme salvateur. Que mille autofictions s’épanouissent… Comme si chacun pouvait courir la chance d’écrire avec le talent de chloé delaume et menacer du coup d’arrêt de mort son œuvre. Retour à la case départ, qui ajourne rétrospectivement la prise de pouvoir du lecteur, comme si tout le texte n’avait été qu’une mise en demeure du lecteur tenu de garder sa place. Le reste est littérature. Celle d’une souffrance qui «permet juste de se noyer avec grâce», à laquelle chloé delaume ne manquera pas d’offrir de nouvelles chances –un nouvel opus : le treizième reviendra et ce sera encore le premier… Il n’y a pas d’issue, quand il n’y a que soi pour seule issue au monde… Chloé Delaume ne le sait que trop bien. Et l’histoire de ses nombreuses morts et de ses non moins innombrables résurrections n’est en fin de compte que celle des prouesses langagières qu’elle doit accomplir pour durer. Ces notations désabusées, bien vues, bien dites, avec un peu de chair autour, tout entière au service du je me suis tant aimé, chloé delaume égrenant sans fin le nom de l’idiotie d’une souffrance dans les filets de laquelle elle compte bien prendre encore ses lecteurs à venir, et qui est le nom si incertain de l’empathie que sa demande d’amour ne parvient pas à épuiser. Qui nous ferait presque oublier que cette femme avec personne dedans n’est pas tant chloé delaume que cette jeune vraie suicidée qui attendait trop de la littérature. Comme quoi, avec l’autofiction, il ne faut pas en attendre tant…
Une femme avec personne dedans, Chloé Delaume, Points Seuil, 19 septembre 2013, 134 pages, 5,70 euros, ISBN-13: 978-2757835999.
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