HUIS CLOS DE SARTRE – une création sonore
La première de la pièce eut lieu en mai 1944. Sartre découvrit une interprétation si forte de son texte, qu’elle passa à ses yeux pour la meilleure possible, son aboutissement scénique le plus exact. En 1964, les acteurs de cette Première furent réunis de nouveau. On en fixa cette fois l’interprétation dans sa matière sonore, pour l’éternité, avant d’en confier à Sartre la présentation. C’est le document que les éditions Frémeaux ont choisi d’offrir au public. Un document historique, l’expression prend ici tout son sens. Historique, parce que de 44 à 64, Sartre ne voit pas de différence, applaudissant à l’un comme à l’autre avec le même enthousiasme. Historique également pour ce moment rare d’écoute de la parole de Sartre dans ce grain si métallique qu’on lui connaissait, ce phrasé si pédagogique et l’étonnement, in fine, de découvrir un propos dont la langue s’enracine dans un usage du monde qui n’est plus le nôtre. Sartre si familier à la France des années soixante, voire soixante-dix, mais homme d’un autre siècle, discourant dans un vocabulaire désuet sans renoncer à se faire comprendre, c’est-à-dire à décanter les modes du dire qui se croisent dans l’enjambement des époques, mais empruntant des formes langagières si désuètes qu’elles révèlent qu’il ne saisissait peut-être déjà plus les enjeux d’un monde échappé de son monde. Un document qui mériterait une approche philologique presque, pour témoigner de ce que ce temps n’est plus et comprendre où il nous importe encore.
Un document en outre peut-être plus pertinent dans cette forme sonore que ne l’était, vingt ans plus tôt, la mise en espace de ce texte. Le médium libérant, par la résorption de l’espace, un sens nouveau. Espace occulté mais non annihilé, les bruits du monde, incertains, pauvres, raréfiés, le bruissement des déplacements, minuscules pérégrinations d’un monde étriqué, une porte qui n’ouvre sur rien recelant les bruits de l’ailleurs au point de faire du monde un décor suspendu dans un vide sidérant.
L’action se situe dans la marge insolite des Enfers. Un espace artificiel méticuleusement agencé, occupant presque laborieusement toute l’exposition de la pièce. Espace existentiel tout entier assujetti à l’artifice d’une démonstration intellectuelle. On se rappelle l’équivoque du propos sartrien : "L’enfer, c’est les autres". Equivoque ayant longtemps ouvert au malentendu sur lequel Sartre revient en préambule, réaffirmant qu’il n’est possible de se connaître que sous le regard et le jugement d’autrui, possible inscrivant donc nécessairement cette limite que si nos rapports avec les autres sont empoisonnés (l’un de ses mots), si le rapport avec autrui devient tordu, alors nous nous apprêtons à vivre l’enfer. Lâche ou méchant, enfermé dans un rapport vicié à l’autre pour parfois s’y loger avec délectation et s’y encroûter lamentablement, chacun se fait mort-vivant entamé par l’étreinte dont il ne sait se défaire. Puis l’on retrouve le philosophe paradoxal de la liberté, tirant plus du côté du comportement que de l’histoire de l’individu, instruisant l’idée que seuls les actes décident de ce que l’on est, la liberté s’affirmant comme volonté, même folle, de changer un acte par un autre : l’introduction, en d’autres termes, psychanalytiques cette fois, d’un signifiant nouveau dans une chaîne sémantique verrouillée. Quel que soit ce signifiant.
Inaugurée par un "c’est comme ça" déprimant, Huis Clos s’affirme pourtant comme une situation fausse très peu commode à l’épreuve de la théorie. Une situation qui en outre semble ne pas permettre à Sartre de construire la règle qu’il s’était fixée. Qu’est-ce à dire ? Symboliquement, Sartre a échafaudé un espace sans miroir : il n’y a pas de recours possible à soi, pas de face à soi possible. La vieille notion moyenâgeuse si belle de for intérieur n’a pas cours ici –non la subjectivité : le for intérieur. Nous sommes dans le face à face, où il ne reste qu’à s’accommoder les uns des autres et poser des actes depuis lesquels se dépêtrer de ce face à face.
Qu’est-ce qui nous réunit ?, se demandent les protagonistes de ce huis clos. Ne pourrait-on chacun vivre en paix dans son coin ? Chacun s’avoue, mais sur un mode ironique. Sans regret, sans réconciliation possible. Trop de ruse dans le monde ? Trop de ruse dans la raison ? Mais l’Enfer de Sartre ressemble moins à un Enfer qu’à un Purgatoire. Chaque personnage finit par évaluer ses raisons de persévérer dans son être et s’aventure de la sorte, même à contrecœur, au seuil de l’Autre. Les femmes surtout. Les yeux grands ouverts sur ces images de soi et de l’autre apprivoisées par l’opportunité de l’amour. Au fond, la pièce tourne autour d’un point aveugle, inscrit en creux : la question de la réconciliation. Ce qui manque cruellement aux êtres jetés les uns contre les autres, c’est la compassion. Dans la pièce, la liberté s’écrit en filigrane sous les espèces de la compassion, avec des personnages qui cherchent la pitié, quand ils devraient découvrir le Pardon. —joël jégouzo--.
HUIS CLOS - JEAN-PAUL SARTRE, Précédé du commentaire de JP Sartre: L’enfer c’est les autres, Interprété par : Michel Vitold, Christiane Lénier, Gaby Sylvia, R.J. Chaudffard, direction : Moshé Naïm pour Emen, Label : FREMEAUX & ASSOCIES, 1 CD-rom, 2010, ancien exploitant : Gallimard Collection A voix haute (Prune Berge).