Histoire du bleu, de la disgrâce au salut (Michel Pastoureau)
A quoi pouvait bien ressembler le ciel quand il n’était pas bleu, la mer, plongée dans sa nuit de houle grise ?
A quoi pouvait bien ressembler le ciel de midi fouillant les âmes où loger enfin l’espoir immense sous les paupières closes ?
A quoi ressemblerait un monde sans ce bleu de l’espoir, un monde où les sanglots émietteraient le vide, les yeux versés dans les étoiles au solde furtif, gros insectes brillants, trombes bourdonnantes ?
Surgirait-il demain, à l’heure éclatante du jour, l’horizon d’azur capable d’extirper l’espérance au chiffre têtu de la terre ?
L’Antiquité vécut pourtant sans le bleu. Tout comme les romains, qui ne voyaient en lui qu’une teinte déplaisante : celle des barbares, celtes, germains, arabes.
Pas de bleu dans les grottes, pas même au paléolithique supérieur. Les trois couleurs de base des sociétés anciennes, nous dit Pastoureau, étaient le rouge, le blanc, le noir. Et ce jusqu’au XIIème siècle dans le monde chrétien occidental, très attaché encore au système médiéval de densité et de lumière.
Le grec, tout comme l’hébreu, ne renvoyait pas à des colorations mais à des idées de richesse, de force, de prestige, de beauté, d’amour, de mort. Et dans ce vocabulaire, le bleu n’avait pas sa place. Chez Homère par exemple, seuls trois adjectifs de couleur qualifient les colorations, dont celui de glaukos, intégrant tout à la fois le vert, le bleu, le gris, le jaune, le brun, dans une même idée de pâleur. La mer homérique est glauque, tout comme le ciel…
Dans la langue latine, le bleu n’y séjourna que sous l’influence du germain (blavus), ou de l’arabe (azureus). Mais chez Pline, il faut s’en méfier.
Dans le Haut Moyen Age, la chrétienté partageant les préjugés de son époque, le bleu était tenu à l’écart. Pas de bleu dans les habits liturgiques. Le blanc triomphe : il est la couleur pascale. Mais difficile à obtenir, le blanc de l’église demeura longtemps sale, grisâtre, blanchâtre et c’est un peu pourquoi l’or resta sa couleur préférée.
Bientôt pourtant, le bleu commença sa révolution. Au XIIème siècle, il entrait enfin dans les églises, par le biais des vitraux. Non sans réticence. L’enjeu était alors de savoir s’il était matière ou lumière. Matière, il empêchait le transitus qui devait conduire l’homme vers Dieu. Mais si la couleur était lumière, alors c’est qu’elle participait du divin par sa nature même. On mit du temps à trancher, malgré l’enseignement de l’abbé Suger qui, le premier nous dit Pastoureau, donna au bleu une place dans l’abbatiale de St Denis. Dans son De consecratione, le bleu s’illumine des vertus de l’or. La technique aidant, les verriers surent en magnifier les teintes. Le bleu éclatait, il redescendit alors lentement vers la terre pour faire son apparition dans les plis du manteau de la Vierge, qui ne portait jusque là que des vêtements sombres, témoignant de son deuil. Du manteau, le bleu se fraya un chemin jusqu’à la robe de la Vierge : vers son intimité corporelle. Le bleu qui avait pris place dans cet espace du deuil pour se faire accepter, sombre tout d’abord, à côtoyer l’intimité de la Vierge s’éclaircit peu à peu sous la pression de la théologie de la lumière qui se propageait dans l’église romaine.
Les émailleurs imitèrent les verriers de Saint-Denis, diffusant de nouveaux tons de bleu. Peu à peu il se répandit, passa aux objets liturgiques, aux enluminures, jusqu’à ce que les rois de France s’en emparent. Leurs armoiries s’en ornèrent, d’azur dans la langue française du blason, introduisant une progression spectaculaire du bleu avec la naissance du bleu royal sous les rois capétiens, seuls souverains à porter alors du bleu. Et le prestige des rois de France fut tel que le bleu se diffusa dans toute l'héraldique européenne. Puis il sortit peu à peu de l’héraldique pour envahir les costumes, les cérémonies, les fêtes. Le bleu s’associait désormais à l’idée de joie, d’amour, de loyauté, de paix, de réconfort.
Mais de ce bleu là, nous ne savons plus rien : la couleur n’est pas un phénomène naturel, mais le résultat d’une construction culturelle complexe, un fait de société, qui ne nous permet pas de voir les couleurs du passé dans leur état d’origine, mais telles que le temps social les a faites, et dans des conditions de lumière qui n’ont rien à voir avec leur situation chromatique passée. Au Moyen Age par exemple, le bleu était une couleur chaude. Si bien que toute histoire des couleurs ne peut être qu’une histoire sociale : c’est la société qui "fait" la couleur, lui donne son sens, construit ses codes, lui donnant pour vocation de marquer, classer, proclamer…
Proclamer… Avec Goethe, je vous souhaite pour l’année 2013, "tout un trésor d'expériences visuelles, d'impressions lumineuses" qui se raffineraient infiniment pour ne pas s’abîmer dans l’univers abstrait des mathématiques et devenir des couleurs incolores. Je vous offre le bleu, cette couleur qui garde la profondeur de l'obscurité, couleur du lointain, du rêve, qui en son être-là immédiat congédie les nuages : le ciel est bleu quand il est sans nuage au loin.
Bleu : Histoire d'une couleur, Michel Pastoureau, Points Seuil, coll. Histoire, mai 2006, 216 pages, 7,10 euros, ISBN-13: 978-2020869911.
Image : le bleu Yves Klein (JKB191).