HAÏTI, DU CHOLERA POUR DRAME HISTORIQUE…
On n’a plus guère songé au drame haïtien qu’en ces termes monstrueux d’un pays ravagé par le choléra et des séismes à répétition. Une fatalité. Mais une fatalité d’un autre millénaire, le Moyen Âge s’invitant sur le sol de ce pays lointain, à peine une nation souveraine du reste, éternellement sujette aux crispations d’un univers toujours plongé dans le Chaos. Un monde à part, congédié dans la nuit sourde des friches civilisationnelles d’avant l’entrée dans le Temps de l’Histoire, oubliant pour le coup que le pays fut d’abord consciencieusement déstabilisé par les américains et les français pour servir leurs commerces inavouables : germanium, diamants de l’Afrique, drogues des cartels recyclées par la CIA pour financer ses sales besognes.
Je me rappelle une pièce de Dario Fo : Mistero Buffo Caraïbe, superbement donnée au Théâtre de la Tempête au tout début des années 2000.
Prix Nobel de Littérature en 1997, Dario Fo, tout au long des vingt-cinq années qui venaient de s’écouler, avait collecté les parleries des jongleurs du Moyen Âge. Dans la mise en scène de Dominique Lurcel, le jongleur était créole (Patrick Womba), et les dires qu’il distribuait constituaient des épisodes de la vie du Christ, savoureusement interprétés au pied de la lettre. Jésus s’affirmait alors comme la voix des miséreux, des pauvres bougres, des hommes simples, des exclus de toute sorte et dans une proximité impertinente avec les vilains qui l’entouraient. Et sous la truculence d’un jeu dépouillé, souvent direct, il se voyait placé au centre d’une agora bavarde, débordant des continuelles disputes de la vie domestique et des paroles amères des déshérités, des laissés pour compte d’une société indifférente. C’était à peine si, dans la confusion et le grouillement des voix affirmant avec force un dire que la société voulait absolument taire, on entendait encore les paroles fortes et grotesques du Christ, incompréhensibles parfois, lumineuses, transcendantes, recouvertes aussitôt par les commérages truculents de quelque matrone houspillant les siens.
En inscrivant ces parleries (européennes) dans les sonorités de la langue haïtienne (il y avait un immense écran LCD pour traduire tout cela en direct), Dominique Lurcel en révélait singulièrement l’ironie, le grotesque, ouvrant comme démesurément le genre du Mystère bouffe à ses résonances les plus intimes, sans céder à l’artifice de l’exotique. Il passait là une force d’interprétation surprenante. Peut-être aussi à cause de la rusticité scénographique : un dispositif scénique fait d‘un rien, obligeant la parole et le geste à endosser l’image plutôt que de la confier au décor. Un espace littéralement public s’ouvrait alors, à l’intérieur duquel les spectateurs et les comédiens se voyaient associés dans une même connivence, celle d’éprouver ensemble la drôlerie du texte et ses fulgurances existentielles. Un théâtre inhabituel certes, dont l’étrangeté était renforcée par ces fenêtres pratiquées par les danses et les chants ponctuant les séquences jouées. Une sorte de réel haïtien déchirant brusquement le spectacle, par où surgissait, si l’on y tient, la différence caraïbe, cette manière d’être ensemble que l’on a voulu taire et subsumer sous l’Annonce d’un Malheur presque ontologique, imputable à quelque défaut de la condition même d’être nègre, et conférant à cette appropriation d’un texte sous une autre réalité que la nôtre, une force d’énonciation peu commune, la langue soudain réellement subversive, poétique, de celles qui réinventent la vie dans ses sublimes possibles. – joël jégouzo--.