ENTRETIEN AVEC PIERRE CHOPINAUD, TRADUCTEUR DE MUZAFER BISLIM -4/5.
jJ : C’est désormais, semble-t-il, une langue qui, aujourd’hui, paraît surgir entre vous et Muzafer Bislim , ou plutôt dans ce va-et-vient vers un ailleurs à cette langue, le français en l’occurrence. Et tenez, le fait que ce soit la langue française, son interlocutrice, la féconde-t-elle d’une manière singulière ? Et quelle serait alors cette singularité, si tant est qu’il soit possible de la définir ?
Pierre Chopinaud : La langue qui a surgi entre nous, je ne la connais pas, et je crois qu’elle n’existe pas. P as à la manière d’une langue que l’on parle, que l’on lit, que l’on écrit. C’est difficile à expliquer. Il n’y a pas de langue dans laquelle nous conversons, lorsque nous sommes ensemble ou au téléphone. Je veux dire pas de langue nouvelle. Et finalement nous conversons très peu. Mais lorsque nous le faisons, nous parlons dans le rromani courant de Macédoine. Je veux dire que cette langue qui est traversée par la traduction, elle n’est ni dans le rromani, ni dans le français, elle n’est pas même visible, et elle n’est pas non plus entre nous, mais entre les langues elles-mêmes. Elle est peut-être le négatif de ce qui est visible ou audible des deux langues. C’est le passage entre les langues, qui est comme un travail de la langue elle-même, dont nous n’avons été que des vecteurs, des conducteurs au sens physique. Je crois que les langues charrient leur Histoire vivante et bougent avec l’ensemble de leur Histoire, qui est l’action sur elles de tous ceux qui les ont parlés, les parlent et les parleront. C’est en fin de compte une affaire très collective, d’où la présence des morts que j’évoquais plus haut. Car les morts vivent d’une matière particulière dans la langue, il y a beaucoup de fantômes. Pas les fantômes des écrivains. Les fantômes des peuples. Je crois que ce qui a surgi entre nous a beaucoup à voir avec les morts.
Mais pour revenir à la question. Le français, que Muzafer Bislim ignore, n’agit pas du tout sur sa propre langue. Il l’écoute parfois. Mais le va-et-vient dont vous parlez je suis seul à le faire.
jJ : Pourriez-vous nous dire aussi comment cette langue influence votre propre langue, le français, et comment en retour ce français la féconde ? Et de quelle langue s‘agit-il au fond, je veux dire : littéraire ou autre, parlée ou écrite… En disant cela j’ai en tête Saint Paul, inventant le christianisme dans les catégories du grec des marchands, et non celui des philosophes, qu’il maîtrisait pourtant aussi bien ! Et en même temps, j’ai à l’esprit les problèmes posés par une traduction menée dans les années 20, en Pologne : celle de Rabelais, par un collectif d’écrivains polonais, qui mirent dix ans à l’achever. Un travail monumental, qui féconda et la langue polonaise et sa littérature. La critique polonaise savante explique ainsi que l’œuvre d’un Gombrowicz, qui allait naître quelques années plus tard, n’aurait pas été possible sans cette traduction, qui bouscula les cadres de la pensée et de la littérature nationale. Au point même que, de fait, sur le plan de la grammaire comme de l’orthographe, elle aboutit à une réforme du polonais. Je pense également, et encore, pour ce qui est des conséquences et de ce à quoi le travail d’un traducteur peut engager parfois, à cette première traduction justement, du grand roman de Gombrowicz, Ferdydurke, opérée vers le français à partir de l’espagnol et non du polonais (Gombrowicz était en exil en Argentine) -elle fut concrètement la première traduction de Gombrowicz en France. Et combien cet effort permis à Gombrowicz d’approfondir sa propre création littéraire.
Pierre Chopinaud : Si cette langue qui a surgi, comme vous le dîtes, et que je définis un peu négativement comme la présence des morts dans la langue, influence, pour moi, le français, c’est en révélant le mouvement, ou plutôt les mouvements, qui le traverse. Le mouvement de l’Histoire de la langue sur la langue actuelle et son devenir, et la pression de cette Histoire, la poussée du passé sous la surface du présent. Dans la traduction du Rromani au français, j’ai essayé de mettre le français dans l’état de fragilité, d’incertitude où est la langue Rromani. Pour cela, j’ai fouillé l’origine du français et tenté de faire affleuré cette origine, c’est-à-dire son impureté. Et j’ai parcouru par des lectures tout le temps qui sépare cette origine, origine sans fond, bien sûr, puisque le français s’enfonce avec le temps dans d’autres langues. J’ai parcouru donc le temps qui sépare cette origine de notre présent, cette Histoire et j’ai perçu donc la multitude de mouvements qui traversent la langue, ses sédiments, j’ai perçu surtout sa non fixité, sa faculté de se transformer sans cesse, aux endroits les plus inattendus, aux plans les plus inattendus, son aspect accidentel et accidenté, aléatoire, son inculture aussi en quelque sorte.
J’ai tenté de la mettre en tout cas en l’état où elle menace de se délier, se déliter, de se décomposer, se démembrer et où ses membres tiennent pourtant par une sorte de force d’attraction imperceptible et incompréhensible qui peut être le lieu du sens. Le blanc du sens qui se forme entre le noir des inscriptions et qui est une chose qui se manifeste d’elle-même, comme le troisième terme d’un rapport. Un peu comme la théorie du montage du cinéaste Eisenstein. C’est la pression de cette Histoire sur chacun des mots de la langue qui me faisait éprouver la menace de son explosion interne.
Je crois ce que je cherchais avec ces traduction c’est d’éprouver cet état de fragilité du verbe, cet état où l’on atteint le voisinage de son origine possible, où il menace d’exploser, de ne pas exister. Sans doute y a t’il là un rapport encore avec la mort.
En pratique, j’ai essayé de composer avec des éléments du français issus du plus grand nombre de plans possibles : des différentes époques, des différents lieux, et des différentes classes, avec parfois des combinaisons entre les différents plans à l’intérieur d’un même mot afin d’utiliser un mot qui aurait pu exister à un moment où en un lieu du français, mais qui par accident était jusqu’ici resté dans le champs du possible.
Pour ce qui est du Polonais à l’épreuve de Rabelais, sans doute la confrontation des langues fait entrer dans l’une par l’autre des catégories encore inouïes, des possibilités demeurées à l’état virtuel, la langue d’accueil finalement n’accueille peut-être rien d’autre qu’une sorte de conflagration où elle se retourne sur-elle même, s’ouvre, se plie, s’étire, mute, faisant apparaître de nouvelles possibilités, oui...
entretien 1 : http://joel.jegouzo.over-blog.com/article-entretien-avec-pierre-chopinaud-traducteur-de-muzafer-bislim-1-5-61001467.html
http://joel.jegouzo.over-blog.com/article-muzafer-bislim-langueur-angor-60933804.html
image de Pierre Chopinaud, collection personnelle, notes de traduction de Muzafer Bislim. Avec l'aimable autorisation de Pierre Chopinaud.