ENTRETIEN AVEC PIERRE CHOPINAUD, TRADUCTEUR DE MUZAFER BISLIM -2/5.
jJ : Comment travaillait Muzafer Bislim quand vous l’avez rencontré ? "Solitaire, immobile, "créateur enfantin", composant, la main bandée, des textes qu’il rythme en frappant une pièce de bois", écriviez-vous…
Pierre Chopinaud : Muzafer Bislim vit dans un environnement très matériel, brut, et relativement rude, dans un espace très réduit : une seule pièce de 9 m2. Dans cette pièce, sa maison, il habite avec sa femme et ses quatre plus jeunes enfants. Des troubles de santé l’empêchent depuis plusieurs années de se déplacer, il ne quitte donc jamais l’intérieur de cette pièce. Toute la famille vit dans cette pièce. Il faut y préparer les repas, découper viandes et légumes, les cuire, manger, dormir se laver. Tout se passe au sol. Il n’y a ni table, ni chaise. Il y a donc une grande promiscuité, proximité des corps, vivants, qui dorment, s’éveillent, se lavent, sont malades etc.., et morts, corps végétaux, corps animaux, que l’on découpe, cuit, ingurgite, et évacue. Il y a les odeurs de ces corps, leur chaleur, et leur froid, leur fièvre aussi.
C’est au milieu de cet espace domestique saturé, dont il ne sort jamais, que Muzafer Bislim écrit.
Et c’est au milieu de cet espace que je l’ai rencontré.
Il y travaille, on peut l’imaginer, de façon très manuelle, artisanale, très corporelle. Il compose d’ailleurs principalement des chansons, car elle lui rapporte un peu d’argent. Il les vend à des interprètes qui viennent chez lui les commander. Tout se passe de façon très artisanale. Il est assis, en tailleur ou jambes allongées, contre son mur, avec autour de lui, le long de ses jambes, à un emplacement toujours identique, ses instruments : crayons, paquet de cigarette, briquet, et un long bâton qui est l’instrument par lequel il aménage l’espace de sa solitude et de son silence. C’est un bâton que redoutent ses enfants. Et il y a souvent non loin de lui une bouteille de liqueur forte, une liqueur de l’esprit, que sa femme s’affaire tant que possible à tenir à bonne distance.
Je n’ai pas trouvé Muzafer Bislim en train de travailler. Je me suis d’abord intégrer à cette promiscuité, et il a fallu pour cela un temps d’apprivoisement réciproque. Et les premiers temps, le travail de traduction s’est fait dans la méfiance, voire de défiance, réciproque, lui à l’égard de mes intentions, moi à l’égard de sa science, de son discours. Nous avons commencé à travailler comme deux négociants qui font affaire ensemble, qui ont intérêt de le faire, mais un intérêt propre à chacun. Dans une certaine méfiance, donc. Il se méfiait de ce que je ferai des mots que je prétendais vouloir lui prendre et qu’il gardait comme un trésor dans un grand dictionnaire manuscrit. Et je me méfiais de sa pratique, la construction de ces mots, leur origine, et de sa théorie : une histoire imaginaire de la langue et du peuple qui la parle, histoire faite d’affrontements, de captures, de fuites, l’ensemble organisé de façon cohérence, affirmé par lui avec véhémence, et formant une mythologie… Je rêvais souvent qu’il m’envoyait des fantômes, des monstres, des créatures malveillantes. Et dans ce monde les rêves et les fantômes ont leur importance. Le quartier où il habite, et où j’habitais alors chez des amis, est mitoyen d’un très grand cimetière. Les gens du quartier sont très vigilants à l’égard des revenants. Je peux dire que ce travail à commencer dans un état d’hostilité, un champs d’hostilité en présence des morts.
entretien 1 : http://joel.jegouzo.over-blog.com/article-entretien-avec-pierre-chopinaud-traducteur-de-muzafer-bislim-1-5-61001467.html
http://joel.jegouzo.over-blog.com/article-muzafer-bislim-langueur-angor-60933804.html
image de Pierre Chopinaud, collection personnelle, le quartier Rrom où vit Muzafer Bislim, poète Rrom, Skopje, Macédoine. Avec l'aimable autorisation de Pierre Chopinaud.