ENTRETIEN AVEC FRANK SMITH AUTOUR DE SON TEXTE : GUANTANAMO
Frank Smith est poète. Il coordonne par ailleurs l’Atelier de création radiophonique de France Culture. En écrivain, il est allé explorer la matière fournie par l’Administration américaine sous la pression de l’Associated Press : les transcriptions des interrogatoires des prisonniers, mises en ligne depuis 2006 sur le site de l’Associated. En poète, il a retravaillé cette matière pour en faire un livre.
jJ : Le département de la Défense a livré trois cent dix-sept procès-verbaux à l’Associated Press, sous la forme de CD-rom accessibles sur son site Internet. Vous coordonnez l’Atelier de création radiophonique de France Culture. En 2006, vous vous êtes déjà saisi de cette matière. Pourquoi et pour en faire quoi ? Pouvez-vous nous rappeler ce travail de création ? Quelles en étaient les propositions ? Qu’est-ce qui vous avait retenu alors ?
Frank Smith : Le 23 janvier 2006, quatre ans après l'ouverture du camp pour terroristes présumés sur sa base navale de Guantanamo, le Pentagone a en effet été contraint par la presse américaine, au nom de la liberté d'information (Freedom of Information Act), de rendre publics les comptes rendus d'interrogatoires de plusieurs centaines de prisonniers. Le département de la Défense a alors décidé de ne pas faire appel, et a permis l'accès depuis son site Internet à des centaines de procès-verbaux.
Informé par la presse, je suis allé donc voir de plus près, et ai examiné cette documentation tenue secrète jusqu'alors, devenue accessible au monde entier du jour au lendemain. Je me suis plongé dans ces milliers de pages. J'ai ramassé et sélectionné quelques interrogatoires, dans l'état, et les ai fait dire par plusieurs comédiens de la manière la plus brute possible, in extenso, pour présenter un programme d'une heure dans le cadre de l'Atelier de création radiophonique. Ce travail a été diffusé le 30 avril 2006. Chaque cas ou témoignage était pris en charge par une voix et une seule, il n'y a pas de distinction vocale entre le questionneur et le questionné. Entre deux récits, viennent s'insérer des bribes de compositions musicales électroacoustiques signées Bernard Fort, une série de pas qui crissent et s'enfoncent lentement dans la neige. L'idée était de faire connaître, montrer et faire entendre ces documents et d'en traverser la matière-même, rien de plus. De rendre publique cette documentation à l'origine confidentielle en minimisant les effets, les intentions. La délivrer sans qu'une intonation, sans qu'un sentiment viennent s'interposer.
jJ : Restes et excédents… Pourquoi y être revenu, cette fois sous la forme d’un texte, publié à quatre ans d’intervalle. Y avait-il donc, enfouie dans le réel de cette matière sonore une dimension dont seule la littérature pouvait prendre la mesure ?
Frank Smith : Oui, c'est ça. On ne se penche pas impunément sur un tel événement. Une fois le programme radiophonique diffusé, j'y suis revenu beaucoup, et longuement. Et j'ai commencé à intervenir sur cette matière des interrogatoires. Peu à peu, je me suis mis à déplacer ces documents pour les faire advenir dans l'espace littéraire. C'est un effet de translation qui s'est opéré là. J'aime bien le mot translation, car outre le fait qu'il existe en anglais pour dire traduction, il appartient d'abord au champ des mathématiques : une transformation géométrique qui correspond à l'idée intuitive de glissement d'un objet, sans rotation, retournement ni déformation de cet objet. J'ai procédé ainsi, en déplaçant -tout en les préservant- les données qualitatives et quantitatives des éléments de départ (les comptes rendus d'interrogatoires donnés à lire par le Pentagone) pour parvenir à un texte qui, me semble-t-il, relève pourtant du champ littéraire à l'arrivée.
Dans ce travail, j'ai été guidé par Charles Reznikoff, un poète new-yorkais que j'ai beaucoup lu, notamment après avoir vu un spectacle mis en scène par Claude Régy, créé à partir de l'un de ses textes fondateurs : Holocauste, construit à partir du Procès des criminels devant le tribunal militaire de Nuremberg et sur les minutes du procès Eichmann à Jérusalem. Sur l'origine du travail, il dit ceci : "Je n'ai pas inventé, mais j'ai ressenti." Un mot déclencheur pour moi.
Donc déplacement d'une langue dans une autre, de l'anglais au français en l'occurrence, par effet de traduction. Déplacement de la langue juridique vers une langue poétique exempte de toute métaphore, voire du cadre rhétorique de l’interprétation. Nettoyage à sec, distanciation. On n'a pas une langue, on est une langue.
jJ : Croyez-vous être parvenu à une élaboration ultime de ce matériel, ou bien excède-t-il toute création artistique possible ? Ce qui est certes penser que son expression première ne se suffisait pas en elle-même… Qu’est-ce qui est en jeu, dans ce matériau, qui regarderait singulièrement toute énonciation artistique ?
Frank Smith : Je ne sais pas. Certainement pas. Il y a un mouvement, qui part de la configuration des corps et des objets mis en place. C'est en cours, c'est un courant, qui se méfie de l'émotion. Cela ne cesse pas, ne s'arrête plus. Rien ne se suffit à soi-même car tout déborde. On veut fermer Guantanamo, que déjà on ne peut plus la fermer. Nommer, rien que cela. La voix, les voix expriment, "I keep the language". Même s'il n'y a plus d'avion dans le ciel.
jJ : Par votre texte, certains critiques ont pensé que vous ouvriez mieux nos yeux que ne le faisait le site de l’Associated Press, sur la violence d'une machine répressive qui avait échappé à tout contrôle démocratique. Etait-ce vraiment votre propos ? Pensez-vous que votre travail ait quoi que ce soit à voir avec ce genre de nécessité ? Ouvririez-vous par exemple à quelque sens ou quelque universel dont nous pourrions disposer maintenant seulement, grâce à cette élaboration littéraire, pour condamner ce Mal si peu nécessaire entre les hommes ?
Frank Smith : Je ne connais pas encore la portée de ce travail. Je l'ai enclenché, c'est tout. C'est une proposition, à l'intersection des questions du langage, du juridique, de la responsabilité et de l'humain.
jJ : Qu’est-ce qui était en jeu, à Guantanamo ? Pour les Américains, on commence à le deviner. Mais pour nous ? Donner un nouveau visage à l’Innommable ?
Frank Smith : Je réponds à votre question. Vous êtes l'interrogateur, je suis l'interrogateur, toujours cela continue.
Je crois que c'est un cliché, en littérature, de dire qu'écrire consiste à vouloir dire l'Innommable, révéler ce que l'on ne peut pas dire justement, donner des mots à ce qui n'en a pas, n'en peut pas, n'en peut plus. Je propose de renverser le processus : non pas exprimer l'Innommable (surtout avec un grand I), mais "inexprimer" ce qui est déjà dit, déclaré, nommé. Installation dans le décor du langage pour le dégraisser, le rendre à sa simplification signifiante. Vers le moins. "La poésie présente l'objet pour susciter l'émotion, elle doit être précise sur l'objet, réticente sur l'émotion", écrivait Charles Reznikoff. Cela suffit.
jJ : Pourquoi, du reste, cette œuvre poétique – la vôtre – nous vient-elle de France, plutôt que des Etats-Unis ?
Frank Smith : Il n'y a pas d'origine, et je n'ai pas de talents de sourcier. La France, les Etats-Unis, ça n'existe pas. On n'a pas besoin de Guantanamo pour avoir honte d'être un homme.
jJ : Croyez-vous aussi être parvenu à transcender, comme on a pu l’écrire, la dimension trop étriquée du politique par votre écriture poétique ? Et si oui, n’y a-t-il pas lieu d’être inquiet de nous savoir si opérants formellement, et si peu, politiquement ?
Frank Smith : Si transcender, c'est dépasser un certain niveau, non. Il n'y a pas de volonté de puissance non plus. Le poétique est dans le politique, c'est l'évidence. Il n'y a qu'à remplacer le lit du politique par un e, et on obtient le poétique. La langue est une prison. Je suis une langue, je suis donc une prison. Je veux en sortir. La forme du texte est ce qui permet justement, par effet d'élucidation, de toucher le réel au plus près. Et le réel, la honte d'être un homme, à Guantanamo, ils excèdent.
Propos recueillis par joël jégouzo.
Guantanamo, de Frank Smith, Seuil, coll. Fictions & Compagnies, avril 2010, 124 pages, 15 euros, isbn : 2021020959.
http://joel.jegouzo.over-blog.com/article-guantanamo-de-frank-smith-49778461.html
Blog du Collectif guantánamo France fondé à Paris en février 2003 Adresse : 1 impasse Laperrine, 11 000 Carcassonne, Tél. 06 13 99 28 86 collgitmo@gmail.com
http://chroniquedeguantanamo.blogspot.com/2009/05/hardin-big-horn-county-montana-usa.html
site de l’Associated Press
http://hosted.ap.org/specials/interactives/wdc/guantanamo/